46.1
Les corvées, les intempéries, les nuits trop courtes, les jours trop longs, les délais trop justes ; les courbatures, le froid, le très froid, la honte, la solitude… Bard était fatigué.
Il avait entendu dire que les hommes ne devaient pas pleurer. Alors il pleurait, souvent, car il se sentait moins qu’un homme. Moins qu’un animal. Moins que cette ronde et rouge pomme qu’il avait abandonnée aux vers.
Un jour, puis un jour, puis un jour, puis dix. Treize jours plus longs que ses treize ans. Et des noisetiers en fleur.
— T’es sûr qu’elle est bien attachée ?
Debout sur son échelle instable, Bard baissa les yeux vers celle qui remettait son nœud en question – la selkie à peau bleuâtre dont il avait oublié le nom – et eut le vertige.
— À peu près, hasarda-t-il en tirant sur la guirlande de lampions pour en éprouver la solidité.
— À peu près ?
— Oui. À peu près. Il faudra faire avec.
Suspendre des décorations à la chaîne lui raidissait les poignets et lui lacérait les doigts. Son humeur s’en ressentait.
— Si quelque chose se décroche pendant la fête, c’est nous que le baron va pendre aux branches, prévint la selkie.
— Tant pis.
Il descendit de l’échelle, déterminé à prendre une pause méritée. La soif le porta jusqu’à la bassine et la louche métallique qui donnait un goût de fer rouillée à leur eau. En boire lui laissa un arrière-goût désagréable sur la langue et une sorte de brûlure au fond de la gorge. Il ferma les yeux pour reprendre son souffle et chasser la gêne.
L’inimitable rire de Cha éclata au milieu du jardin. Bard en oublia la fatigue et l’amertume, se surprit à sourire entre les soupirs des autres, agacés de ne toujours entendre qu’elle. La vieille Cresside lui tapait sur l’épaule et le bras pour l’exhorter au silence et au travail. Ensemble, elles s’occupaient de désépiner et de défeuiller des fleurs pour les bouquets que d’autres arrangeaient. En d’autres termes, elles avaient passé toute la matinée assises au soleil à discuter et plaisanter.
Une pensée inquiéta subitement Bard : celle d’avoir été le sujet ridicule de leur conversation. Les écailles se multipliaient sur sa peau depuis quelques jours et ses griffes poussaient si longues qu’il en perçait parfois son linge en s’habillant. Cha se moquait ouvertement des accidents qu’elle remarquait. Pourquoi se priverait-elle d’en faire profiter son monde ?
Il lui tourna pudiquement le dos, cachant l’accès de honte qui lui froissait le visage et reprit une odieuse gorgée d’eau qu’il regretta autant que la première. L’amertume de ce sale breuvage lui remontait jusque dans le nez.
— Approchez, tout le monde ! Livraison générale !
Les yeux assaillis de phosphène, Bard dut plisser les paupières pour reconnaître le concierge, dont la voix ressemblait à s’y méprendre à celle de l’intendant. Un gamin efflanqué le suivait, peut-être son fils. Ils transportaient deux douzaines de paquets grossièrement emballés. Chacun laissa son travail pour venir à eux.
Une distribution s’organisa. Le concierge appelait un nom après l’autre. L’esclave interpelé s’avançait pour recevoir son lot et signer un registre. L’empressement des premiers servis fit découvrir à Bard qu’il s’agissait de nouveaux uniformes ; des tenues d’apparat pour le goûter d’anniversaire exagérément sophistiqué du lendemain.
Léopold Makara aimait les belles choses. Cela se voyait à tout et partout, chez lui. Il ne lésinait jamais sur les moyens pour concrétiser sa vision esthétique, aussi avait-il décidé d’assortir ses employés à sa décoration : bleu pastel et jaune topaze.
Cha et la selkie reçurent leurs robes à la suite et les déballaient ensemble, excitées comme deux enfants face à des jouets tout neufs.
— Y a des rubans ! s’extasiait la fille bleuâtre en se nouant le sien dans les cheveux.
Le résultat s’avéra plutôt pitoyable. Bard dut déployer des efforts colossaux pour ne pas exploser d’un rire méprisant. Il fit bien, car Cha l’imita. Elle souleva la masse dépeignée de ses cheveux coupés au couteau, l’entortilla en un chignon immonde et décora le tout d’un nœud de rosette dissymétrique. Fière d’elle, elle pirouetta pour se faire voir. Lors, Bard découvrit qu’une nuque dégagée, même surmontée d’une coiffure inexcusable, pouvait être un objet séduisant.
— Tout le monde est servi, ici ?
Arraché à sa contemplation, Bard se tourna vers le concierge pour se signaler comme oublié.
— Rappelle-moi ton nom.
— Bard. Sans E.
Le bonhomme reparcouru sa liste.
— Ah… ‘me semble que j’ai rien pour toi.
— Pardon ?
— Ton nom est pas sur ma liste. Le baron a dû t’oublier. Désolé, p’tit gars.
Il lui asséna une tape sur l’épaule qui se voulut réconfortante, mais qui humilia beaucoup Bard en plus de lui faire un peu mal.
Cha ne résista pas à l’opportunité d’en rajouter une couche en proposant au fabuleux de lui prêter sa robe s’il tenait à servir pendant la fête. La plaisanterie fit mouche et Bard devint momentanément la risée de l’assemblée. Sous ses écailles et éphélides, sa peau explorait de nouvelles teintes de rouge à faire pâlir les cerises.
Subitement, tout se tut. L’assemblée ploya en révérences comme des roseaux sous la tempête. Le baron était à sa porte, précédé par la petite poupée aux yeux vides dont il avait la garde ; coiffée en macarons piqués de perles, flanquée d’un jupon de ballerine et de souliers satinés, Yue était comme encirée dans sa noblesse toute neuve. Après de longues secondes à la détailler, Bard réalisa qu’à l’exception du concierge, il était seul à n’avoir pas encore posé le genou à terre. Rectifier son erreur lui fit l’effet d’avaler du verre pilé, mais le baron eut la bonté de ne pas lui reprocher son retard d’obéissance.
— Nos premiers invités sont attendus dès une heure, rappela-t-il à Yue. Montre-moi cela sur ta montre.
Elle tendit le poignet et désigna de la main gauche la place de la grande aiguille, puis de la petite, aux positions attendues.
— Bien. Ta grand-mère ne pourra être là qu’à quatre heures pile. Pour ne pas la bousculer, nous décalerons le goûter d’un quart d’heure. Je vais te montrer où tu devras t’assoir.
Du coin de l’œil, Bard vit passer les richelieus du Baron, les souliers de Yue, puis une paire de brodequins qui ne lui évoqua personne. Cette paire de chaussures s’arrêta à un pas de lui et il dut céder à la tentation de relever la tête. Le visage qu’il découvrit ne lui était guère plus familier. L’homme se pourvoyait d’une barbe fournie fort élégante et portait à deux mains un paquet volumineux revêtu de papier glacé et enrubanné dans le satin.
— Votre tenue d’apparat, expliqua-t-il en le lui offrant. Tâchez d’en prendre soin.
Les mestres et lui repartirent vers les salons après un tour rapide des installations. À la seconde où la porte cliqueta derrière eux, les bras de Cha enserrèrent le fabuleux.
— Par tout l’or d’Aranate, le tailleur du baron vient de te livrer ça en mains propres ou j’ai rêvé ? Ouvre ! Vite !
Elle dut le trouver trop long, car elle s’en chargea elle-même. Le paquet renfermait un ensemble complet composé d’une sorte de justaucorps à col haut, de bas ajustés et d’une solide paire de bottes souples.
— Oh, merde, c’est du cuir de basilic ! s’écria Cha. Tu sais combien ça vaut un truc pareil ?
— Cher, hoqueta Bard aussi surpris qu’elle.
Il y avait aussi un épais manteau coupé en cape mi-longue, une paire de gants, une outre, une escarcelle, et la ceinture devant servir à tout accrocher.
— T’as tué pour le mestre ou quoi ? Pourquoi il t’offre tout ça ?
— Je… Je n’en sais rien.
Cha continuait à retourner la boite en quête de trésors. Elle mit la main sur une enveloppe en papier de soie qu’elle examina sous toutes ses coutures avant de la rendre à son destinataire légitime. Bard la décacheta, plein d’espoir et d’appréhension. C’était une invitation en règle à l’anniversaire de Yue, recopiée par elle-même d’après un modèle. Au dos, elle avait ajouté une note.
Ne perds pas l’enveloppe.
☼
L’approche de son anniversaire n’exemptait pas Yue de ses obligations quotidiennes, surtout pas celle, ô combien pénible, de la vérification des devoirs. Tous les jours à la même heure, pas en avance et surtout pas en retard, elle devait frapper la grande porte rouge, cahiers en main, attendre la permission d’entrer et, sans traîner, trouver le bout de l’atelier où le baron s’occupait – le divan sous la fenêtre, cette fois – pour lui montrer son travail : une sorte de cache-cache qu’elle perdait toujours, même en gagnant.
Le baron trouvait l’écriture de la petite abjecte et n’hésitait jamais à lui faire reprendre des pages entières plusieurs fois d’affilé pour de simples ratures. La moindre faute était prétexte à lui faire réciter des leçons de grammaire qu’elle ne savait jamais assez bien pour lui. Même ses coloriages passaient au crible. Ici, ses coups de crayon étaient irréguliers, là, elle dépassait, ailleurs, elle appuyait trop…
Pour autant, Yue redoutait de moins en moins ce rituel. Le baron ne la grondait pas, il l’aidait, exigeant mais patient, en accord à sa promesse. Parfois, il la félicitait, ou lui offrait un privilège pour récompenser ses efforts. Surtout, il l’autorisait à rester dans l’atelier avec jusqu’à l’heure du repas, à admirer les affiches, feuilleter les livres et s’amuser avec les jouets mécaniques qu’il fabriquait à ses heures libres.
Grandir entourée d’artistes, d’ouvriers et de spectateurs avait habitué Yue au monde et au bruit. Rien ne l’avait préparé à l’austérité de Haut-Castel. Ainsi, la compagnie du baron la rassurait, presque par défaut.
Ce soir-là, il ne lui fit reprendre qu’un exercice, une fois, et la félicita de n’avoir fait aucune erreur en calcul et une seule en géométrie.
— Puisque tu t’es appliquée : à quoi veux-tu t’amuser jusqu’à sept heures ?
Yue promena un regard avide sur l’étagère des livres d’images, l’armoire vitrée des automates, la table à dessin installée pour elle près de du bureau à tréteaux… Elle envisagea aussi d’aller jouer dehors, puisque le soleil brillait encore un peu ; essayer de recroiser Bard, peut-être ?
— Vous, se surprit-elle à demander, qu’est-ce que vous allez faire jusqu’à sept heures ?
Sa question fit passer un sourire las et éphémère sur le visage du baron. Il lui montra la couverture du livre ouvert sur sa table d’appoint, rigide, usée, incrustée de dorures à la fois élégante et amusantes, pêle-mêle de personnages, de paysages et d’animaux.
— T’avoir ici m’incite à me replonger dans les classiques de la petite enfance. J’avoue trouver cela reposant.
— Vous aimez bien les contes ? s’émerveilla Yue.
— Tu es surprise ? Puisque ce sont des adultes qui les écrivent, il n’est pas rare que des adultes les apprécient aussi.
La petite s’entortilla les doigts dans le dos, vaine tentative de contenir son exaltation naissante.
— Alors… Vous aller lire des contes, là, maintenant ?
Nouvelle esquisse de sourire.
— Oui, Yue. Je vais lire, là, maintenant, répliqua-t-il, taquin. Tu voudrais m’écouter lire à haute voix, je devine ?
Yue n’osa pas dire oui, mais la vérité se dessina sur son visage. Le baron l’invita à s’assoir avec lui, assez près pour voir les pages. Il lui fit lire la table des matières, laborieusement, la laissa choisir le titre qu’elle préférait. Le Filet à Feux Follets reçut sa faveur.
Page 44. Odeur de papier usée, d’encre vieillie et de poussière. Yue écouta, fasciné, la fable fantasque du chasseur chanceux, de la fée facétieuse et du roi rabougri. Le baron lisait sans emphase, d’une voix profonde et calme. Bientôt leur bras se touchèrent, Yue s’appesantit contre lui.
— Tu t’endors ? s’interrompit-il.
Cette question la fit tressaillir.
— Non, Monsieur le baron, jura-t-elle en se redressant. Je vous écoute. Vous me parlez, alors je vous écoute.
— Je ne te parlais pas, la détrompa-t-il, je te lisais une histoire. Tu as le droit de t’endormir en écoutant un conte, mais je préfère que ce soit à une heure plus appropriée. Il est beaucoup trop tôt.
Il ferma le recueil d’un geste qui signifiait clairement que la session venait de prendre fin. Yue se sentit le cœur brisé.
— Mais, je…
— Je te lirai la suite plus tard, la rassura-t-il. Toi aussi, tu dois être patiente, quelques fois.
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