51.1
Yue dormait à poings fermés au creux des bras de Bard, aussi molle qu’une poupée de chiffons, ses jambes maigrelettes ballant au vent.
Cha n’osait pas l’approcher de trop près. Elle ne voulait pas ajouter de contact physique à la liste déjà trop longue de ses infractions aux règles de la baronnie, incapable de s’expliquer elle talonnait encore ce fou qui allait jusqu’à appeler la mestresse par son prénom en la regardant droit dans les yeux.
— En fait, c’est elle, comprit subitement Cha.
— Elle ? répéta Bard.
— Oui, elle. Si c’est pas ta parenté avec le baron, ton passe-droit, c’est elle. Vous êtes proches. Avoir un enfant de mestre de son côté, c’est comme avoir une bonne étoile.
Bard se rappela qu’ils se disputaient quelques minutes plus tôt et pourquoi. La force lui manquait pour reprendre une querelle insensée.
— Tu ne veux pas passer à autre chose ? Si je suis proche de Yue, c’est à cause d’un concours de circonstances dont je me serais passé et parce qu’elle possède mes droits de vies. Mon père humain a dû me déclarer sous son nom quand je suis devenu fabuleux pour me protéger juridiquement de ma mère. Sa démarche n’a servi à rien et je suis coincé avec elle pour mestresse jusqu’à sa majorité. Et au passage, elle n’est pas enfant de mestre.
— Te fiches pas de moi. Je sais que son père était le fils d’une comtesse.
— Oui, un fils déchu, la détrompa Bard. Je ne sais pas qui te renseigne, mais tu devrais arrêter d’écouter cette personne.
Cha parut vexée.
— Bah dis-moi, toi, vu que tu sais tout. Qu’est-ce qu’elle est, en vrai ?
— Compliquée. Si tu veux en savoir plus sur elle, tu lui poseras directement tes questions.
Cette fois, Cha se tut, persuadée qu’il serait inutile de répéter à Bard qu’un esclave – à plus forte raison un fabuleux – ne pouvait pas se permettre ce genre de familiarités avec un mestre. Pas sans les privilèges qu’il refusait de se reconnaitre.
— Je sais ce que je sais grâce à l’Archiviste qui s’occupe des mémoires du baron, finit-elle par révéler. Elle traîne souvent par ici, surtout quand il organise des fêtes. Je l’ai entendue qui parlait de vous à son scribe pendant que tu faisais je sais pas quoi.
Sa confession ne soulagea pas beaucoup Bard. Elle ne changeait rien à leur discorde.
— Tout s’explique, je suppose.
— Quoi, tout ? Pourquoi tu dis ça comme ça ?
— Les Archivistes ne sont que des sangsues, jeta Bard avec autant d’assurance que si ces mots avaient été les siens. Elles ne vivent que pour amasser des demi-vérités faire circuler des demi-vérités compromettantes sur la noblesse.
Au fond, Bard en savait peu sur leur caste, sinon que les Collectionneurs et la noblesse en général les méprisait. Par habitude ou par paresse d’esprit plus que par conviction personnelle, Bard partageait leur opinion.
— Tu dis n’importe quoi, Madame Olesya est pas comme ça, elle est intelligente et… super belle, en plus, ajouta Cha avec une pointe d’envie.
— L’un n’empêche pas l’autre. Ma mère est aussi belle et intelligente que détestable.
— Elle est Archiviste aussi ?
— Non.
— Alors rien à voir.
Ils en virent à recroiser la lanterne abandonnée par Cha. Elle la récupéra tamisant juste assez la lumière pour ne pas l’éteindre.
— On fait quoi, maintenant ?
— Tu devrais aller te coucher. Je m’occupe de la ramener tout seul.
Cha pouffa, plus condescendante qu’amusée.
— T’as prévu de la déposer à la porte du castel comme un bébé abandonné ? Ou d’escalader jusqu’à sa fenêtre ?
— Tu as une meilleure idée, peut-être ?
— Faut la confier à un domestique de l’intérieur pour qu’il prévienne le baron. Cresside doit encore être en service.
— Yue va avoir des problèmes si quelqu’un rapporte ce qui s’est passé.
— Et alors ? On est censés risquer le fouet pour lui éviter de se faire confisquer ses nouveaux jouets ?
— Je serais le seul à prendre des risques si tu arrêtais de me suivre.
— T’as pas le droit de me reprocher d’aider un gamin stupide quand t’es en train d’aider une gamine stupide. Puis je me suis déjà mouillée alors… On a qu’à passer par l’intérieur des murs ? Techniquement, c’est pas si grave…
Les souterrains de la baronnie reliaient toutes les dépendances à la demeure principale. Ils étaient spacieux et hauts de plafond ; presque luxueux dans le genre lugubre, les décrivait Cha. Passés par la laverie, ils atteignirent vite une porte qui, la sang-mêlé le savait, donnait directement sur les couloirs de service. La clef en logeait sous un pavé disjoint du palier souterrain.
— Tu sais où est sa chambre, d’ici ? chuchota Bard tandis qu’ils s’infiltraient.
— Non, mais toi tu sais lire, répliqua Cha.
Contrairement aux galeries principales, le passage s’avéra si étroit que Bard dut marcher de biais pour ne pas cogner Yue à toutes les planches. La première porte qui se présenta portait un écriteau. Office, déchiffra Bard à la lueur tamisée de la lanterne de Cha. Songer au nombre de pièces à vérifier de cette façon le décourageait d’avance, mais il décida de croire en la chance qui l’avait insolemment porté jusque-là.
Salle à manger. Salon de musique. Fumoir.
Pour être honnête et en dépit de tout, il commençait à prendre goût à tout ce qui rompait sa morne monotonie d’existence : l’inconscience de Yue, l’humeur inégale de Cha, la témérité qu’il se découvrait à lui-même…
Grand salon. Atelier.
Là, dans ce couloir de service étriqué, Bard avait l’impression de voler. Il portait Yue au-dessus des marches étroites comme au-dessus des dunes de l’Almahar. Le souffle de Cha dans sa nuque le portait ; et son cœur battait d’excitation plus que de peur.
Boudoir. Chambre jaune.
Yue avait décrit sa chambre à Bard comme une enfilade de trois pièces, dont toute d’une différente teinte de rose. Fallait-il chercher une Chambre rose ? Ou peut-être une Chambre d’enfant ?
Antichambre. Chambre bleue. Chambre rouge.
Combien de pièces pouvait-il y avoir ?
Chambre du Mestre.
Bard déglutit. L’usure et la crainte faisait trembler ses bras sous Yue.
Cabinet de lecture. Cabinet de travail.
La chaleur décuplait dans le corridor.
Chambre de Yue.
Bard eut le souffle coupé. L’évidence de cet écriteau lui faisait l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Se pouvait-il que ce fût en fin de compte si facile ? Que dans cet arc-en-ciel de chambre, Yue fût sa propre couleur ? Il poussa doucement le battant, louant le ciel qu’il ne grinçât pas.
Un poêle blanc diffusait d’agréable volutes de chaleur près de l’entrée dérobée. Le reste de la chambre – un chantier de jouets et de draps, frémissait sous le vent frais qui s’engouffrait par la fenêtre ouverte. Cha s’occupa de clore les volets tandis que Bard couchait Yue dans son lit et le réarrangeait pour la border.
La sang-mêlé embrassa des yeux le faste surréaliste du logement de la petite fille, songeant que ce devait être agréable de posséder tant de futilités. Elle en oubliait presque d’être terrifiée par l’idée de se faire prendre.
— Est-ce que ça va ? s’inquiéta Bard.
Elle secoua la tête de gauche à droite pour se ressaisir, puis de haut en bas pour assentir, laissant le fabuleux confus. Sans plus chercher, il la tira par le coude pour l’amener à le suivre. S’ils ne pouvaient rien de plus pour Yue, il leur restait à se sauver eux-mêmes.
Ils revinrent sur leurs pas le cœur et le corps légers, presque en courant, et contenant des éclats nerveux, tels deux enfants fiers d’avoir commis un larcin de bonbons. Cha n’omit pas de fermer la porte de service intérieur derrière eux. Ils restèrent silencieux en remontant le tunnel, puis un sentiment de toute-puissance les grisa lorsqu’ils furent de retour sous le ciel.
Ce soir-là, ils se couchèrent sans deuil, sans peur, sans colère. Ils oublièrent même d’avoir froid, tant l’adrénaline leur attisait le sang.
Le lendemain à l’aube, la fatalité se leva avec le jour. Le mestre les convoquait.
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