53.2
L’information peinait à se frayer un chemin cohérent dans l’esprit de Cha.
— Tu peux refuser de venir, soutint Yue. J’aurai juste à dire que j’ai changé d’avis.
— Mais le mestre….
Cha serra les dents.
— Je vais remplir l’abreuvoir des lapins, se déroba-t-elle. Appelez, si besoin.
Yue n’eut le temps pas le temps de réagir. Sa montre indiquait onze heures moins le quart. Il lui fallait ranger ses affaires, remettre son manteau et aller attendre son tuteur à l’endroit indiqué.
Son avance confortable ne lui fit précéder Léopold que de quelques dizaines de secondes. Sans discourir, il la fit monter en selle et, comme promis, il l’emmena déjeuner.
Yue prenait la plupart de ses repas seule. Lorsque son tuteur l’invitait à partager sa table, il ne s’agissait jamais tant de passer du temps avec elle – pourquoi l’aurait-il voulu ? – que d’un prétexte pour évaluer ses progrès en maintien, maniement des couverts et conversation mondaine. Elle mangeait finalement assez peu durant leurs tête-à-tête, ce qui l’arrangeait dans la mesure où la seule présence de Léopold avait le don de lui nouer la gorge.
Avec le retour des beaux jours et l’approche de la saison de chasse, le baron avait décidé d’initier Yue à l’art du pique-nique aristocratique. Ainsi, toute une heure, il lui détailla les différentes façons de s’asseoir et de se lever convenablement, sur une nappe ou sur l’herbe, de manger avec ou sans couverts, d’user de son mouchoir sans en faire voir les taches, poser ses couvert et ses affaires…
Yue s’ennuya beaucoup. Il n’y eut bien que la faim pour la tenir éveillée.
— Je te trouve distraite, Yue, lui reprocha Léopold. Ce que je raconte ne t’intéresse donc pas ?
— Je suis un peu fatiguée, s’excusa-t-elle.
— Fatiguée ?
— Mes journées sont très longues, se défendit-elle.
— J’organise tes journées, rappela-t-il. Serait-ce une doléance ?
Yue baissa les yeux pour toute réponse et la leçon se poursuivit. Elle finit par avaler une tranche de pain garni et quelques fraises avant que l’heure ne les oblige à vaquer à d’autres activités.
Pour des raisons plus personnelles que pratiques, Léopold avait cédé à Denève la responsabilité de former Yue au tir à l’arbalète. Le garde-chasse de Madame Vassaret étant fin tireur et d’extraction décente, elle le chargeait d’encadrer sa propre fille dans son apprentissage. Tous les cinq jours, Yue se joignait à Aline pour quelques heures de cours tandis que, les sachant entre de bonnes mains, Léopold et Denève disposaient l’un de l’autre dans l’intimité du manoir de Madame.
Aline et sa mère s’étendaient adossées à un rocher mousseux lorsque le baron et sa pupille arrivèrent sur le domaine enclavé. Absorbée par la lecture d’un poème, Denève ne remarqua son amant que par son ombre auguste venue assombrir ses pages. Un sourire enjôleur lui ourla les lèvres. Elle ferma son recueil pour se lever en une ondulation discrètement suggestive. Le baron effleura d’un regard appréciateur ses épaules nues et l’échancrure de son col.
Denève voulut épargner aux fillettes le bal des salutations et des galanteries mal dissimulées en les congédiant sous un prétexte léger.
— Madame, l’arrêta Léopold. J’aurais beaucoup aimé profiter de votre compagnie, mais une somme de travail inimaginable m’attend chez moi.
Le visage de Denève se décomposa.
— N’avez-vous pas une petite heure ?
— Pas une minute, assura-t-il.
— Viendrez-vous au moins goûter, ou dîner ?
— N’y comptez pas, je n’aurai pas seulement le temps de venir chercher Yue en personne.
— Vous rendriez cette chère petite malheureuse en plus de m’affliger ? l’accabla-t-elle.
— J’ai la conviction que cette chère petite s’en remettra.
Il replaça une mèche de cheveux à sa pupille , geste qui retournait davantage de son perfectionnisme maladif que de ses instincts parentaux enfouis.
— Permettez-moi au moins de vous raccompagner au portail, se résigna Denève.
Léopold lui offrit le bras en gage d’acceptation. Laissées seules, Aline et Yue s’épargnèrent les politesses d’usage en se contentant de préparer leur matériel pour attendre Talgat, leur instructeur.
L’exactitude n’était pas le propre du vieux chasseur. Sa philosophie d’existence consistait à ne jamais rien précipiter, non par paresse, mais par souci du travail bien fait. Il pouvait être en train de dépecer un gibier, de relever ses pièges ou seulement de cirer ses chaussures. L’un dans l’autre, il ne paraîtrait pas avant d’avoir proprement fini.
En l’occurrence, deux étrangers perdus le ralentissaient. Ceux-là cherchaient la résidence baronniale de Monsieur Makara.
— Vous foulez déjà ses terres, leur avait appris Talgat. Un sentier y mène depuis chez ma mestresse.
Serviable et méfiant à la fois, il avait proposé de les mener jusqu’au domaine des Vassaret. L’homme et la femme, égarés depuis longtemps, n’avaient pas rechigné à lui emboîter le pas.
— Le baron vous attend ? s’enquit le garde-chasse en leur obliquant un regard.
— Pas exactement, répondit l’homme.
— Savez, il est pas du genre amène, le bougre. Sauf son respect.
— Nous connaissons le personnage.
Sa compagne de voyage n’avait pas aligné deux mots depuis leur rencontre et marchait en retrait.
— Votre esclave ? supposa Talgat.
— Mon chaperon, rectifia-t-il. J’ignore pourquoi, mais mon père se figure toujours que je ne peux pas voyager seul sans m’attirer d’embêtements.
La grande jeunesse de son interlocuteur heurta subitement le domestique. En dépit de ses traits tirés par la fatigue, il devait avoir moins de vingt ans.
— C’est original, une femme qui chaperonne un homme. Assez peu convenable, si je peux être honnête.
Les deux voyageurs échangèrent un regard qui les fit sourire.
— Certaines situations sont plus convenables lorsqu’elles paraissent indécentes, répliqua le jeune homme. Est-ce la demeure de votre mestresse qui point derrière ces rochers ?
— Si fait, c’est elle. Vous pouvez directement prendre au sud, d’ici, vous trouverez la route. Possible qu’un drôle d’oiseau vous vole un peu dans les plumes à votre arrivée.
— Inutile, remercia l’adolescent. Je viens de trouver celle que je cherchais.
— Celle ? s’étonna Talgat. Vous ne cherchez pas le baron ?
— Pas directement. Nous sommes venus rendre visite à mon ancienne élève.
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