54.2

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— Quoi, t’as un demi-frère ? Qui fait de la magie ?

Question compliquée lorsque Cha la posait. Bard ne se sentait pas le courage d’essayer de lui répondre. Il reporta la conversation à plus tard en rappelant que l’ordre du Veilleur : il ne pouvait pas se permettre de faire attendre Yue.

Cha demeura seule face au monticule de poussière laissé par l’oiseau et soupira en réalisant qu’il fallait renettoyer le sol. Toutes les dépendances de la baronnie étaient sujettes à des inspections surprises à l’issue desquelles de lourdes sanctions pouvaient tomber en cas de mauvaise tenue du lieu. La sang-mêlé préférait ne pas s’y exposer.

Lorsqu’elle revint de la remise, armée d’un balai et d’une pelle, Cha tomba nez à nez avec un petit garçon. Il ne paraissait ni tout à fait égaré, ni tout à fait sûr de la légitimité de sa présence. L’adolescente et lui s’observèrent un court instant.

L’enfant avait la peau brune, le rose aux lèvres et l’œil émeraude. Une abondante chevelure frissé lui auréolait le visage. La richesse de son habit laissait supposer qu’il était de haute extraction, mais les motif colorés et anguleux qu’il affichait n’évoquaient rien à Cha quant à l’origine géographique de sa fortune.

— Bonjour, Madame, articula-t-il timidement. Je cherche mon oiseau. Est-ce que vous l’avez vu ?

L’esclave baissa les yeux vers le monticule de sable. En suivant son regard, le petit inconnu trouva son bonheur.

— Merci ! J’avais mal regardé, je pensais qu’il volait encore.

Du sac qu’il portait en bandoulière, il tira un flacon de laiton incrusté de glyphes. Le sable répandu vint s’y embouteiller, aspiré par une force invisible.

— Je cherche aussi ma grande sœur, ajouta le petit garçon en bouchant le goulot. Normalement, l’oiseau devait retrouver son empreinte. Est-ce qu’elle est ici ?

— Votre grande sœur ? Pardon, j’la connais pas, bredouilla Cha, confuse.

Elle songeait qu’il pouvait parler d’un responsable de son secteur. Certains venait de familles relativement aisées.

— Je peux peut-être vous aider. À quoi elle ressemble ?

— Ma sœur ? Elle est grande comme ça, toute blanche, sauf un œil noir, et…

— Isaac !

Yue surgit de derrière Cha et sauta au cou du petit garçon pour l’enlacer de toutes ses forces. Elle arborait un sourire tel que la sang-mêlé ne lui en avait jamais vu, sincère, si fort qu’il lui fermait les yeux. Le petit garçon lui rendait son étreinte avec tendresse.

— Yue ! râla la voix de Bard à l’entrée de la ménagerie. Arrête de courir partout, si je te ramène avec la moindre égratignure au castel, je vais me faire dépecer.

Le fabuleux entra après elle. À son côté marchaient une femme d’une trentaine d’années au visage fermé ainsi qu’un jeune homme de grande taille, large d’épaules ; d’interminables mèches ondulées cascadaient à gauche de son visage. Son côté droit était accaparé par la sangle poussiéreuse d’un bissac de voyage. Au nombre de cinq, les gourdes à sa ceinture s’entrechoquaient avec bruit au rythme régulier de ses pas. Sa peau était hâlée, beaucoup plus que celle de Bard, mais couverte de la même profusion d’éphélides. De monstrueuse brûlures lui marquaient le cou. Cha devina qu’il s’agissait du demi-frère dont Bard venait de lui parler.

Le regard scrutateur de la jeune fille attira l’attention d’Ibranhem.

— Bonjour, la salua-t-il. Vous devez être Natacha. Bard m’a beaucoup parlé de vous, en trois minutes de marche. Sachez qu’il m’a formellement défendu de vous déranger dans votre travail et que je compte lui obéir, faites comme si je n’étais pas là.

Elle s’empourpra.

— Je… Enfin… balbutia-t-elle. On m’appelle plutôt Cha, d’habitude.

— Je trouve ce diminutif charmant, mais je méprise la mode impérialiste consistant à tronquer les prénoms d’esclaves. Je vous appellerais Natacha, si vous le permettez. Vous n’aurez qu’à m’appeler Iby. Cela nous rendra originaux.

— Euh… Vous êtes sûr, Mestre ?

— Pitié ! même les esclaves de mon père ne m’appellent pas Mestre. Vous verrez, je ne vaux même pas l’habit que je porte.

Appelés par Yue, Krisha et lui se joignirent aux deux enfants pour une visite guidée de la maison de ses amis animaux. Cha profita de ce répit pour interroger Bard.

— Du coup, c’est… c’est lui, ton demi-frère ?

— Oui. Ma mère est la seconde épouse de notre père.

— Sa mère à lui doit être un de ces canons…

Successivement surpris, outré, puis piqué de jalousie, le fabuleux s’assombrit.

— Je te préviens, il préfère les hommes, jeta-t-il. Et il fréquente un alchimiste avec lequel il s’adonne à des pratiques intimes douteuses, en plus de s’initier à la nécromancie.

L’idée ne parut pas effrayer la sang-mêlé, qui couvait l’arcaniste d’un œil plus appréciateur que jamais.

— Je ne sais pas ce qu’il trame, renchérit Bard, mais il n’est pas supposé être là. Je l’ai croisé en chemin qui ramenait Yue ici, je ne comprends pas comment Madame Vassaret a pu accepter de la lui confier.

— Bah, si elle l’a reconnu, c’est pas si grave, si ? Elle est mestresse, elle a le droit de recevoir de la visite.

— Je crois quand même qu’il faudrait prévenir le Veilleur.

Cha se résigna.

— J’y vais. Surveille les monstres, s’te plait.

Bard, quoi qu’heureux de la voir s’éloigner de son demi-frère, ne s’inquiétait pas moins. Il soupçonnait Ibranhem de s’apprêter à commettre une folie irréparable.

Raide d’angoisse, il se joignit aux autres. Krisha interrogeait Yue sur la nature initiale du bâtiment reconverti, sceptique quant à la capacité structurelle du local. La fillette peinait à formuler une réponse satisfaisante, aussi Bard lui vint-il en aide :

— Il s’agit d’une installation provisoire. La vraie ménagerie de Yue sera une extension de celle du baron, deux fois plus grande que ce bâtiment. Les travaux sont déjà en cours. Ils devraient être finis d’ici la fin de l’année.

— Fantastique, fit Ibranhem d’un ton sarcastique. Dis-moi, joli sourire, combien d’animaux sauvages vivront en captivité dans ta vraie ménagerie ?

La petite fille ne comprit pas exactement la nature du reproche qui lui était fait, ni pourquoi Ibranhem s’avisait subitement de lui en faire.

— Quoi ? Tu n’es pas contente de devenir Collectionneuse ? Tu n’as plus envie de nous parler de tes prisonniers ?

— Ce sont pas mes prisonniers, hasarda Yue. Je les aime…

— Tu enfermes souvent ce que tu aimes en cage ? Tu m’aimerais, si je t’enfermais ?

La question perturba beaucoup la fillette.

— J’étais enfermée dans ma chambre tous les soirs, avec vous, rappela-elle. Et Bard a été longtemps au sous-sol, dans une cage. Pourtant, je vous aimais quand même.

Bard cacha d’un pivot de tête un sourire entendu.

— Tu étais intenable et Bard dangereux, rappela Ibranhem. Cela ne faisait plaisir à personne d’avoir à vous contraindre.

— Mes chimères aussi sont intenables et dangereuse !

— Ne mélange pas tout. Les animaux savent s’en sortir seuls dans la nature. Ils sont très malheureux, enfermés. Si tu les aimais vraiment, tu voudrais qu’ils soient libres.

— Qu’est-ce que t’en sais ? Tu parles aux animaux, toi ? Moi, je sais qu’ils sont toujours très contents de me voir ! Au cirque aussi, ils étaient contents ! Et toi, si tu m’aimais vraiment, tu serais venu me dire aurevoir le jour où je suis partie ! Et d’abord, personne à répondu à mes lettres !

— Ça, c’est parce que ton tuteur n’a pas daigné inscrire son adresse sur ton courrier. Tu n’as pas idée du temps que j’ai passé à la chercher. Et si je t’ai privé d’adieux, ce n’était pas de mon fait. Cela nous a beaucoup peiné, Isaac et moi, de manquer ton départ. Nous aurions voulu l’empêcher.

— Bard m’a dit que t’étais parti et qu’Isaac ne voulait pas descendre.

— Je t’ai dit ce que Krisha m’a dit de dire, se défendit le fabuleux. Je trouvais ça étrange aussi, mais je n’ai pas cherché beaucoup plus loin. C’était une journée difficile pour moi aussi, au cas où quelqu’un en douterait.

Ce demi-reproche se perdit – comme ses sentiment ce jours là – au second plan de la conversation pour se reconcentrer sur les grand yeux de Yue qui noyait tout sans avoir à pleurer.

— J’avais emmené Ibranhem dans l’endroit secret, expliquait Isaac, penaud. J’essayais de le convaincre de te cacher dedans, pour qu’on reste ensemble…

Il considéra le sac d’Ibranhem. Yue y devina la présence du coffre.

— Pourquoi tu voulais pas ? récrimina Yue.

— Parce que les choses ne sont pas si simples, déplora Ibranhem. Si tu avais subitement disparu sous notre surveillance, cela nous aurait attiré des problèmes auxquels nous aurions difficilement fait face. Je ne te crois pas assez égoïste pour vouloir mes parents en prison.

Yue se tritura les mains, contrite. Ibranhem se radoucit.

— Pardon, joli sourire. Je ne voulais pas te gronder.

— Tu m’as grondé quand même, gémit la fillette.

Il esquissa un petit sourire désolé.

— J’ai un cadeau pour me faire pardonner.

S’étant accroupi, l’adolescent tira un paquet joliment emballé de son sac.

— Joyeux anniversaire, Yue. Excuse-nous pour le retard.

— Qui, nous ?

Ibranhem posa la main sur l’épaule d’Isaac.

— J’ai malencontreusement échoué à l’examen d’entrée à l’Université de Jerat, ce qui m’a permis de rester précepteur d’Isaac. La nature de nos leçons a un peu changé depuis ton départ. Nous t’offrons le résultat d’un admirable travail pratique.

Encouragée par le regard expectatif de son frère, elle découvrit son présent : un bijou ; à première vue, une montre et sa chaîne. Yue la fit jouer entre ses doigts, fascinée par l’élégance de l’ouvrage de métal noir. Jumelée à la petite horloge, au revers du médaillon, elle découvrit une boussole.

— Elle sert à savoir où et quand, expliqua fièrement Isaac.

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