57.2
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L’enthousiasme de Yue lui fit rapidement perdre la notion du temps et de ses limites. Fidèle à elle-même, elle insista pour continuer à s’exercer longtemps après le départ des autres et presque jusqu’à épuisement. Le Draconnier Impérial le lui permit de la meilleure grâce du monde, pris au jeu, lui aussi, des aptitudes qu’il découvrait à la petite fille.
Le soleil se couchait et Yue traînait un des semelles lorsque, d’un commun accord, ils mirent fin à la session du jour. Yue rêvait déjà au lendemain sur le chemin du retour, tant et si bien qu’elle se serait perdue dans Lismel ou entre les couloirs si Frèn n’avait pas été vigilant pour trois. Bard fermait la marche, fatigué aussi. Cha et Licie étaient rentrées avant eux pour les apprêts du soir.
Avant ce jour, Cha n’avait jamais eu à s’occuper d’une chambre ou de ses occupants. L’angoisse de la première fois et la peur de décevoir lui raidissait les mains et lui amollissait les jambes. Chaque accident aggravait son état.
Ce n’avait d’abord été qu’un bout rideau écrasé, une porte qu’elle claqué ou un meuble heurté, puis de mal en pire, elle en était venue à renverser de l’encre en préparant la table de travail et à déchausser tout un tiroir en l’ouvrant d’un coup trop sec.
Licie avait dû remonter des cuisines pour réparer les dégâts, non sans la menacer de délation si elle ne se ressaisissait pas. Plus tard, quand Yue rentra et qu’il fallut montrer l’eau chaude pour son bain, Cha en versa la valeur d’un demi-seau sur le sol en plus d’éclabousser un peignoir sec.
Absorbée par ses devoirs, Yue ne remarqua rien. Frèn et Licie s’affairait dans les entresols. Ne restait que Bard, plus alerte, pour l’entendre jurer tout bas. Il vint discrètement s’enquérir d’elle, l’aida éponger sa maladresse ainsi que quelques larmes de fatigue pendant que leur mestresse achevait de copier ses ligner et gérer les comptes d’un commerce de pommes imaginaires.
— Dit rien à Licie, souffla Cha en essorant son chiffon une dernière fois. Si elle rapporte au baron, je suis mal.
Bard acquiesça d’un geste las.
— Toi, ça va ? s’inquiéta-t-elle subitement. T’as l’air…
— Ça va, la coupa-t-il.
— Tu as réussi à te rabibocher avec la mestresse ? reprit-elle en murmure.
— Non, elle m’ignore toujours. Mon moi humain, en tout cas.
— Qu’est-ce que tu vas faire, alors ?
— Rien… Attendre. Le mestre veut juste qu’elle soit concentrée et de bonne humeur. Elle est loin d’avoir besoin de moi pour être… elle. Même le Draconnier Impérial est sous le charme.
— Peut-être, mais le mestre t’a donné un ordre. Tu veux vraiment parier que ça le dérange pas que tu décides tout seul ce qu’il a voulu dire ?
Cette question le hanta tout le reste de la soirée. Il la contempla tout le temps qu’il tint son poste près de Yue. Il la retournait encore en prenant sa pause repas, en se lavant, en se changeant. Elle lui serait gorge lorsqu’il monta dans la chambre un peu avant l’heure où Yue devait se coucher.
Sa dernière obligation consistait à s’assurer que sa mestresse n’avait plus besoin de rien et verrouiller tous les accès de sa chambre. Yue s’occupait dans sa chambre et Cha finissait de rassembler le linge de la journée pour le descendre à la laverie lorsque Bard se faufila par la porte de service. Ils se parlèrent sans voix : d’un sourire compatissant, il la félicita d’avoir survécu à sa première journée de service particulier, elle la remercia, sans enthousiasme, d’un battement de paupière, puis l’encouragea d’une tape du l’épaule avant de s’enfoncer dans le couloir dérobé.
Une boite de confiserie trônait sur la table, aussi raffinée qu’un écrin à bijou. Bard se pencha sur la carte posée à côté.
Tu as bien travaillé, aujourd’hui. Repose-toi.
Sans l’avoir vue depuis midi, le baron devait déjà tout savoir de ce qu’avait été la journée de sa protégée et tenait à lui faire savoir. Personne ne devait oublier d’être sage et obéissant en son absence. Cet avertissement, dont il se devinait destinataire collatéral, eut raison de ses dernières velléités. Armé de tout ce que l’épuisement lui laissait de courage, il alla frapper à sa porte.
Adossée à sa tête de lit, les jambes croisées sous sa couverture, Yue feuilletait un livre pendant que son carrousel tournait sur le chevet. Elle ne leva que brièvement les yeux vers Bard avant de se reconcentrer sur sa page.
— Je suis venu voir si je pouvais t’être utile, annonça Bard.
— Non, tu peux pas. Sors de ma chambre.
— Tu es sûre de n’avoir besoin de rien ?
Silence d’une indifférence feinte, teinté d’exaspération.
— Je suis venu faire la paix, insista-il. Tu veux bien qu’on discute un peu ?
La cantilène cessa de tinter. Yue, hésitante, porta la main à la clef sans la refaire tourner.
— Je t’en prie, supplia Bard. Juste une minute.
Elle ferma son livre, le mit de côté et s’enfouit sous sa couverture.
— Va-t’en, j’ai sommeil.
— Qu’est-ce que je peux faire pour que tu ne sois plus en colère contre moi ?
Pas de réponse. La petite tignasse blanche demeurait immobile sur l’oreiller. Bard se souvint subitement d’à quel point Yue pouvait l’agacer.
— Tu ne veux pas essayer de rendre les choses faciles, pour une fois ? s’irrita-t-il.
— Rendre quoi, facile ? explosa-t-elle en se redressant brutalement. Tu veux pas être mon ami alors qu’est-ce que tu veux ?
— Si, je veux être ton ami.
— Tu veux depuis quand ? Pourquoi tu veux jamais quand je te demande de jouer avec moi ? T’es jamais content quand on doit passer du temps ensemble ! J’ai l’impression de te forcer !
— Me forcer, c’est exactement ce que tu fais en permanence ! Tu le faisais avant même d’être mestresse ! Il faut toujours t’obéir à la minute et te laisser faire ce que tu veux alors que tu ne réfléchis jamais aux conséquences de rien ! Si je ne t’appréciais au moins un peu, je ne prendrais pas autant de risques tout le temps pour te faire plaisir.
— Tu mens ! Tu fais pas ça pour moi, juste pour toi, parce qu’après, tu peux me demander ce que tu veux, comme tu m’as demandé d’emmener Cha alors que je voulais pas !
— Tu m’avais dit que tu l’aimais bien ! s’indigna Bard.
— Oui, mais elle a peur de moi. Tout le temps, même quand j’essaie d’être gentille. Tu crois que c’est drôle de faire peur aux autres ?
— Tu crois que c’est drôle d’être esclave ?
— Je suis née esclave, rappela-t-elle avec dédain.
Bard rougit de sa réplique, respira profondément pour se reprendre et recentra la conversation :
— Laisse-moi te prouver que je suis sincère. Demande-moi n’importe quoi et je le ferais, sans rien demander en retour.
Yue croisa les bras dans une attitude boudeuse.
— Moi, quand je viens vers toi, tu fais que me dire de te laisser tranquille. Et tu me grondes tout le temps, parfois avec des mots que je comprends même pas ! Mon père faisait ça aussi, mais au moins, je comprenais pourquoi il était en colère à la fin. Toi, quand tu me parles, tout ce que je comprends, c’est que tu me trouves stupide et méchante, alors… Alors va-t’en. Maintenant.
Bard côtoyait Yue depuis suffisamment longtemps pour avoir appris à lire certaine de ses expressions, notamment celle qu’elle revêtait en se retenant de pleurer. Il céda pour éviter la crise, fermant soigneusement derrière lui.
Revenu dans le petit salon, il s’affligea de l’ampleur de son échec. Yue et lui venait de se disputer comme des enfants au lieu de se réconcilier et il devait s’avouer avoir été un peu puéril dans son emportement, presqu’autant qu’elle. L’idée d’initier la conversation par des excuses ne l’effleurait que beaucoup trop tard.
Il se mit la bonne idée de côté pour le lendemain en espérant que son faux pas ne lui coutât pas trop cher trop tôt, et s’attela à la vérification des fenêtres et l’extinction des lampes.
Trois coups discrets à la porte du couloir. La clenche grinça. Le battant s’ouvrit doucement sous l’œil intrigué de Bard.
Visite inattendue, Denève Vassaret entra, prudente, perchée sur des escarpins noirs, une robe en velours mauve particulièrement habillée sous son manteau cape entrouvert, des diamants au cou et aux oreilles : le genre de tenue qu’aurait porté la mère de Bard pour une soirée mondaine à Réelle dont elle ne serait revenue qu’au petit matin.
Il voulut lui dire qu’elle était belle. Non qu’il la trouvât mieux qu’un autre jour. Ce ne devait être qu’une politesse de circonstance, un compliment à faire à n’importe quelle dame soignée, à la mode.
Puis il se rappela sa condition et au lieu de parler, il s’inclina.
— Tu tombes bien, se réjouit-elle. Je te cherchais.
— Moi ? s’étonna Bard.
Elle sortit une enveloppe de son sac à main et la lui tendit avec insistance, jusqu’à ce que le fabuleux s’en fût saisi.
— Ton demi-frère me l’a envoyé pour toi. Il a insisté pour que je te la remette directement. Il se peut que j’en reçoive d’autres au cours des prochains décans. La réponse est payée d’avance alors sens-toi libre d’en rédiger une. Il faudra la confier à Yue. Elle saura quoi faire ensuite.
Le regard incrédule de Bard arracha un sourire à Denève.
— Tâche de t’en remettre, le taquina-t-elle. Il va sans dire que je compte sur ta discrétion. Le baron ne doit rien savoir de ces correspondances. Si la petite est capable de tenir sa langue, tu dois pouvoir en faire autant.
Sans lui laisser le temps d’une parole, Denève s’en alla.
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