59.1

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Une douleur aigue lui traversa abdomen. Arraché au néant d’un sommeil sans rêve, suffoqué par la douleur, des points lumineux pulsaient au fond de ses yeux exorbités. Une haute silhouette le surplombait dans le contrejour jaunâtre de la porte. Sous la menace de cette ombre immense, Bard recouvra toute sa lucidité ; il venait de recevoir un coup de pied et en risquait un second s’il ne se levait pas. Ce faisant et sans vraie surprise, il distingua les traits de son mestre.

Le regard impitoyable de Léopold l’ankylosa, au même titre que ceux des deux hommes – Frèn et un autre qu’il ne connaissait pas – qui obstruaient le passage de part et d’autre du placard où il venait de passer la nuit.

— Il est sept heures et quarante-trois minutes, énonça le baron. Tu aurais dû être à ton poste il y a près de deux heures ou, au moins, dans ton dortoir. Je ne veux pas entendre tes explications. Que tu aies tenté de t’offrir un jour de repos ou que tu aies confondu ton lit avec un tas de serpillères m’est égal. Tu recevras un acompte vingt coups de bâton aujourd’hui et la correction sera complétée au fouet dès notre retour à la baronnie. Il va sans dire que je prends ceci en considération dans le choix de ta punition. Tu n’es pas supposé recevoir de courrier personnel sans mon entremise.

Il exhibait la lettre d’Ibranhem ainsi que le dessin d’Emaëra. Les yeux du fabuleux s’embuèrent de rage. Il eut le sentiment de se faire arracher sa place au ciel par-delà le ciel, dépossédé jusque dans la mort par celui qui le privait déjà de sa liberté et de l’affection des siens. Il esquissa un geste fébrile pour ravoir son bien. Léopold le ramena instamment à la réalité en le plaquant au mur. Sa réactivité touchait à la prescience.

— N’aggrave pas ton cas, intima-t-il.

Un picotement désagréable parcourut Bard, de l’endroit où la main du baron lui enfonçait la poitrine au fond des chairs. Une peur instinctive, viscérale, l’immobilisa.

Le baron le lâcha, replia les deux documents l’un dans l’autre et les ranger au creux d’une poche intérieur de sa veste. Le picotement se mu en frisson, amplifié par chaque battement de cœur. Bard baissa la tête, vouta les épaules et s’étreignit pour ne pas s’effondrer.

— Je vais t’avouer quelque chose, Benabard. Tu as toujours été une source d’humiliation pour moi. À ta naissance, j’ai déplacé des montagnes pour que tu puisses porter le nom de Makara. Ma sœur le voulait désespérément et, le ciel m’en soit témoin, aimer cette pauvre folle du plus profond de mon être est ma seule véritable faiblesse. Tu ne t’es jamais montré digne de mes efforts ou des siens. Je pensais que tu ne me ferais jamais plus honte que par les franches limites de ton intelligence et de courage, tu y es parvenu. Te voilà esclave, pareil à tous les autres esclaves, sans un reste de fierté ou de dignité. J’espérais que tu ressemblerais à Yo Rin Temehn, mais non… La servitude te sied. Ton nouveau sang fabuleux n’est pas à blâmer. Il n’a fait que remettre les choses à leur juste place.

Il consulta sa montre d’un geste mécanique.

— Je perds littéralement mon temps.

Aussi détaché de la situation que si elle avait appartenu à un passé lointain, il tourna les talons, suivi de son escorte.

Une chaleur familière et nocive incendia les veines du fabuleux.

— Ma juste place… grogna-t-il sourdement.

Les pas cessèrent de résonner dans le couloir.

— Ma juste place, vous m’y avez trouvé l’année dernière ! s’insurgea-t-il. J’étais auprès de mon frère et de mes sœurs ! Si je vous humilie à ce point, simulez ma mort et laissez-moi retourner chez mon père !

Léopold esquissa un sourire narquois en retournant d’un pas serein vers Bard.

— Ne lève pas le ton contre moi à moins d’être prêt à en assumer les conséquences. Ton insubordination irréfléchie ne te fera pas remonter dans mon estime.

— Je me fous de votre estime ! explosa le fabuleux dont les traits tiraient progressivement vers ceux de la chimère. Je… Vous m’avez tout pris…

Le dessin de ses écailles avalait progressivement celui de ses éphélides et les larmes sur ses joues s’évaporaient au contact brûlant de sa peau.

— Que t’ai-je pris ? Qu’as-tu jamais possédé ?

Au désespoir, Bard se jeta sur le baron toutes griffes dehors, déterminé à lui déchiqueter la peau du visage pour effacer son sale sourire ! À lui transpercer les yeux pour ne plus jamais subir son regard !

Léopold esquiva d’un simple quart de tour. Bard vacilla. Le baron balaya son dernier appui, asséna un coup de coude d’une précision chirurgicale entre ses deux omoplates. Le choc priva Bard de souffle. Le picotement ressurgit, paralysant, et le goût du fer lui engourdit la langue. Loin d’avoir consommé toute sa rage, Bard se rebiffa. Vainement. Son oncle le foulait au pied, la pointe de sa botte enfoncée à la naissance de sa nuque.

— J’ai rossé plus fort et moins stupide que toi, le refroidit le baron. S’il te faut une preuve, je suis disposée à te la donner tout de suite.

Son petit déjeuner l’attendit en vain. Levée de méchante humeur, Yue refusait obstinément de sortir de sa chambre.

— Pardon Mestresse, s’excusa Cha à travers la porte, vous êtes sûre de pas vouloir manger un peu ? Je suis obligée de débarrasser avant neuf heures.

— Sûre, s’entêta la fillette. J’ai pas faim.

— Même pas pour un jus de fruit ? Vous aimez bien ça, non ?

Un soupir exaspéré filtra par l’entrebâillement. Cha l’imaginait lever les yeux au ciel en le poussant et comprit qu’insister ou attendre ne servirait plus à rien. Ses lèvres tremblaient déjà de devoir avouer au mestre que sa protégée sautait des repas par bouderie. Intérieurement, elle les maudit tous : le baron et ses exigences, Yue et ses caprices, Bard et son cadeau empoisonné, Lucie et ses airs supérieurs, Frèn et ses silences de morts…

La porte de service s’ouvrit brusquement, éventa la pièce, claqua contre le mur. Lucie en émergea courroucée, encombrée d’une boite sombre.

— C’est pour quoi, ça ? demanda Cha.

— Pour Bard. C’est une tenue de rechange. Aide-le à s’habiller, si besoin. Frèn vient de finir de le soigner, il arrive.

— Le soigner ?

— Garde tes questions stupides pour celui qui s’est mis dans le concerné et débarrasse la table, il est plus que l’heure.

Sa froideur acerbe laissa Cha hébétée. Elle s’exécuta machinalement mais ne revint à elle que lorsque Bard arriva.

Une sueur épaisse lui collait à la peau. Il avait le visage tuméfié et couturé de plaies soigneusement nettoyées. Ses yeux ecchymosées sondaient le vide et sa lèvre inférieure, deux fois fendue, tremblait de façon incontrôlable.

Cha comprit sans comprendre, baissa pudiquement les yeux. Pragmatique, Licie ferma la porte derrière le convalescent déboussolé et le guida vers le centre du salon.

— Agenouille-toi, l’enjoignit-elle. Je l’appelle.

Bard obéit, lent et rigide. Licie alla frapper à la chambre de leur mestresse, la priant doucement de bien vouloir en sortir. Yue se montra de mauvaise grâce dans le murmure timide de la boite à musique qui jouait continuellement près de son lit.

Un hoquet horrifié.

— Que… Qu’est-ce qui se passe ? s’étrangla-t-elle.

Bard lui adressa un sourire insensé, sanguinolent, auquel manquait une prémolaire.

— Je suis venu vous demander pardon pour mon retard de ce matin, Mestresse, récita-t-il d’une voix creuse. Avec votre permission, je voudrais reprendre mon service.

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