I N T E R L O G U E

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Le sable s’accumulait au fond des bassins asséchés du domaine des Adade. Les massifs fleuris laissés à la merci du soleil tombaient en décrépitude les uns après les autres, bordant les allées de tristesse. Vue de loin, la bâtisse pouvait paraître à l’abandon sous ses myriades de volets fermés. Plus personne ne soignait vraiment du Palais du Vin, sinon une esclave. À l’aube de chaque jour, Krisha se levait un peu plus tôt que ses pairs pour s’acquitter d’une corvée solennelle. Sous son bras unique, elle portait une carafe d’eau dont elle abreuvait les racines d’un unique pied de jasmin : celui sous lequel dormait les cendres de la défunte petite Emaëra.

Au même moment, il arrivait souvent que Jagir Ishvahar fît grincer le grand portail, les bras chargés de petites attentions, principalement sous formes de feuille de thé et d’herbes médicinales. Ces deux êtres fantomatiques avançaient alors l’un vers l’autre pour échanger quelques mots, lourds, souvent creux. La première s’intéressait à la vie du port. Le second se renseignait sur les occupants de la maison. Les mêmes questions appelant les mêmes réponses, la conversation s’arrêtait souvent avant d’avoir réellement commencé.

Ce matin-là, leur échange fut interrompu par le ramage sinistre, presque familier, d’un homa.

L’oiseau jeta son ombre immense sur le domaine avant d’éclater en poussière à un mètre du sol, jetant sur le pavé un Ibranhem fourbu, essoufflé, ployé par une quinte de toux.

Krisha lui offrit un peu de l’eau de son pied de son pied de jasmin tandis que Jagir l’invectivait :

— Pour l’amour du ciel ! Qu’est-ce que tu as contre les moyens de transport traditionnels ? Tu les trouves trop sûrs ?

Ibranhem revenait du port de Jerat. Quelques jours plus tôt, il avait décidé de s’y rendre par ses propres moyens pour en ramener des nouvelles.

— J’ai récupéré près de quinze enveloppes au bureau de poste, éructa-t-il entre une goulée d’air et une gorgée d’eau. Elles s’entassaient encore sur l’étagère des lettres perdues à cause d’un idiot qui ne savait pas lire le réel !

— Ne vous énervez pas, le somma Krisha. Jagir, puis-je vous demander d’aller prévenir le mestre du retour de son fils ?

— Inutile, s’opposa Ibranhem. Je n’ai rien de suffisamment urgent à lui dire pour l’arracher à son lit.

Une nouvelle quinte de toux l’interrompit.

— Si tu veux te rendre utile, reprit-il, j’ai plutôt besoin d’un bain et de vêtement propres.

Tout fut fait pour le contenter. Jagir prolongea sa visite pour y aider, laissant pour cela les clients de son officine à la garde du ciel pour quelques heures.

La maison hurlait les échos tant elle était vide. Emaëra s’y était éteinte cinq lunes plus tôt. L’âme amputée, Maleka s’était refermée sur sa douleur au point de s’y perdre. Ses parents, malgré leur âge, l’avaient repris chez eux le temps de l’aider à se retrouver. Privée de sa sœur, de sa mère, Ismé s’était réfugiée chez ses grands-parents paternels pour fuir les murs qui accusait leur absence. Quoiqu’il prétendît le contraire, Ibranhem fuyait également le foyer familial à intervalles soutenus.

Lorsqu’Hiram retrouva son fils à la table du petit-déjeuner, ses traits tirés s’éclairèrent d’une lueur pâle. Ibranhem lui présenta ses respects et ses excuses pour sa dernière absence. Hiram lui fit promptement relever la tête.

— Il y a longtemps que j’ai renoncé à te retenir entre ces murs ou à conduire tes mouvements. Tu es un homme, malgré ton jeune âge. Je suis simplement heureux que tu me sois revenu. J’en dormirai mieux ce soir. Isaac aussi était inquiet. Peut-être plus que moi.

Le petit garçon esquissa un geste amical en direction du voyageur, ses yeux timides oscillant entre ceux du voyageur et ceux de sa tasse de thé. Ibranhem approcha et dégagea les boucles serrées de son front pour y déposé un baiser d’excuse.

— Pardon à toi aussi. Tâche de ne pas te faire tant de soucis lorsque je m’éloigne. Je ne compte pas disparaitre de sitôt.

— Je sais, mais si tu disparaissais sans faire exprès ? Je voudrais que tu m’emmènes avec toi quand tu voyages. Et qu’on retourne voir Yue, aussi.

— Quand tu seras plus grand et que tu maîtriseras mieux tes pouvoirs, je t’emmènerais plus souvent. En attendant, console-toi, j’ai quelque chose qui devrait te faire plaisir.

Ibranhem sortit le paquet de lettres de sa besace. Les ayant triées d’avance, il lui remit celles qui lui revenaient.

— Yue m’a écrit ? s’emballa Isaac.

— Enormément. La plus ancienne date de sept décans, la plus récente de six jours.

Hiram se renfrogna.

— Depuis quand Monsieur Makara la laisse-t-il écrire autant ?

— J’ai cru comprendre que Yue s’était arrangée pour redéfinir avec lui ce qu’était un jour de fête. Isaac nous le confirmera s’il arrive à déchiffrer son charabia.

Yue ne savait pas vraiment écrire. Ses lettres se composaient de dessins naïfs, de phrases préconçues maladroitement recopiées et d’autres mots incertains jetés autours, parfois empruntés à des langues étrangères. Il arrivait à Isaac d’en saisir le sens profond là où Ibranhem et son père ne savaient qu’effleurer la surface.

— Toujours aucune lettre de Bard ? s’enquit Hiram.

— Plus depuis celle à Emaëra. J’imagine que votre aimable beau-frère est moins conciliant avec lui qu’avec Yue.

— Estimons-nous déjà heureux d’avoir des nouvelles de temps en temps. Il aurait pu couper toute communication avec nous après avoir découvert nos correspondances avec Madame Vassaret.

— Madame Makara, rectifia Ibranhem. Votre beau-frère l’épouse l’été prochain.

— Léopold se marie ? Voilà une nouvelle originale. Il faut espérer que son épouse le change.

— Vous pensez réellement qu’une femme que j’ai pu soudoyer au cristal rouge saura changer votre beau-frère en bien ?

— Qu’est-ce que c’est, le cristal rouge ? demanda Isaac.

— Un venin de serpent de l’Almahar qui cristallise à température ambiante, expliqua Ibranhem. Il a aussi la particularité d’être rouge et… hautement mortel. À petite dose, cette substance entre dans la composition d’anesthésiants et d’antalgiques. Jagir t’en montrera, si tu es curieux.

— Je… Euh… Non, ça ira, merci, déclina poliment le petit garçon en replongeant dans sa lecture.

— Tu avais omis de me rapporter ce détail en revenant de ton voyage au Leum, souligna Hiram.

— Les détails sont si faciles à oublier…

— Nous en reparlerons.

— Autant qu’il vous plaira.

Balayant le sujet, Ibranhem désigna à son père une lettre du paquet.

— L’invitation de votre épouse au mariage de son frère. J’imagine qu’elle vaut pour vous deux, vous aurez peut-être l’occasion de revoir Bard.

Une lueur d’espoir fugace passa par le visage d’Hiram, soufflé par un soupir de résignation.

— Je doute que Mildred accepte de s’y rendre. À plus forte raison s’il risque d’être là.

— Ne pouvez-vous pas le lui imposer, pour une fois ?

— Ibranhem, s’il te plait. Tu sais parfaitement que je n’ai pas à lui ordonner d’ordre.

— Pourquoi ? Ce n’est pas comme si elle était capable de prendre des décisions pour elle-même depuis qu’elle confond le vin et l’eau. Sans Tara, elle se serait déjà noyée dans son bain.

— Elle traverse une période difficile. Je n’aime pas t’entendre parler d’elle de cette façon.

— Moi, je n’aime pas la façon dont ses états d’âmes gouvernent votre vie.

— Rien ne gouverne ma vie, sinon ma volonté de faire ce qu’il y a de mieux pour tous. À ce propos, pourquoi tu n’irais pas te reposer ? Tu me fais l’effet d’être énervé.

— Je vais très bien, figurez-vous. Tellement bien que j’ai pris une décision.

Curieux, Isaac leva les yeux de la lettre de sa sœur tandis qu’Ibranhem s’emparait d’une enveloppe pour dessiner une carte au dos.

— Je viens de voler sans discontinuer de Jerat à Hizaar en évitant les routes principales, détailla-t-il. Avec les détours, j’ai parcouru l’équivalent de la distance qui sépare Biøk de l’île cartographiée la plus proche de la côte. Passé ce cap, on arrive sur l’Archipel d’Argile et…

— Hors de question, l’arrêta Hiram.

— Je veux seulement…

— Tu n’iras pas à Aranate.

— Vous disiez avoir renoncé à m’enchaîner à cette maison !

— Il y a une différence entre visiter un pays d’où je peux communiquer avec toi et t’aventurer en Terres Oubliées. Un tel voyage est à peine à la portée d’un marin aguerri. Tu n’as que dix-sept ans !

— Les Aranites ont un dialecte proche du Réel et des principes de science arcanique extrêmement pointus. Si je parvenais à m’y rendre, je pourrais en ramener tellement de savoirs ! Plus que dans n’importe quelle université. S’il existe un moyen de dissocier Bard de sa forme chimérique, il n’y a que là-bas que…

— Ibranhem ! J’ai échoué à protéger Bard, échoué à sauver Emaëra et je… Essaie de comprendre. Je ne supporterai pas de perdre un autre enfant !

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