64.1
À son plus sombre, la nuit laissait les rues éclairées par la réverbération de la lune sur la neige. Jarolt se passait de lampe pour y circuler, par économie d’huile autant que par discrétion. Il entendait suffisamment de sales rumeurs à son sujet pour ne pas vouloir être vu en train de sortir de la ville à minuit passé.
Il avait une demi-douzaine d’excuses toutes prêtes au cas où son escapade nocturne venait à attirer l’attention et, au pire du pire, la possibilité d’assommer proprement les curieux.
Il marcha sans s’arrêter jusqu’à ce que la route se muât en sentier, puis que le sentier disparût au beau milieu des arbres. De là, il dut compter ses pas, cherchez sous l’ombre des conifère les points de repère qu’il s’était choisi ou fabriqué : un tronc écroulé, un rocher en forme pomme, un arbuste rayé d’encoches… Le plus dur restait de ne pas tomber toutes les fois que ses jambes s’enfonçaient dans un puis de boue, que la pointe de ses bottes buttaient contre une racine ou que la pierre se désagrégeait sous ses semelles dans les pentes.
Au bout de ses peines, une grotte se révéla, sa gorge sombre teinté de l’ambre chaude d’un feu de camp. Il s’y enfonça à pas de loup moins peur d’être surpris que par le désir malicieux d’effrayer l’occupante des lieux.
Heureux comme un enfant, il se gonflait les poumons d’un cri bestial et sans doute un brin ridicule. Il allait le pousser lorsqu’une main s’abattit en taloche à l’arrière de sa tête.
— Aïe ! fit-il d’une voix exagérément plaintive.
Bien plus furtive que lui, Sanaeni le contourna avec la lenteur nonchalante d’un pas de spectre, sans un bruit, sans un mot.
— J’voulais seulement t’faire marrer, tu sais.
Il la suivit, entretenant une distance respectueuse entre eux et s’arrêtant au coude de la cavité, au seuil de l’espace aménagé par la fabuleuse. Sa couche ressemblait à un nid d’oiseau tapissé de mousse. Son feu qui brûlait dans ce qui ressemblait à un foyer taillé à même les parois de la grotte, comme le plateau sur lequel s’entassaient des provisions d’écorce, de champignons et de baies. Longtemps, Jarolt l’avait prise pour une épigée. Seulement, les épigées n’avaient besoin ni de lit douillet ni de feu pour se réchauffer. Il leur suffisait de se fondre dans la roche pour dormir de leur mieux.
Sanaeni devait être plus humaine qu’une nymphe, mais définitivement plus fabuleuse que lui.
Jarolt couva d’un œil fasciné le geste gracieux dont elle se découvrit la tête, révélant une interminable cascade de mèches blanches, enlacé de fils argentés et de pierres opalines, pareilles à ses yeux opaques.
Une vraie dame de conte de fée.
Elle troqua sa cape mouillée contre sèche : celle que lui avait apporter Jarolt un décan plus tôt.
Il baissa des yeux pudiques sur ses bottes embourbées en souriant béatement à l’idée qu’un de ses cadeaux ait pu plaire – servir, plus réalistement.
Jarolt aimait imaginer que, chez elle, Sanaeni jouissait d’un statut de reine ou de duchesse et que le jour viendrait où, de retour parmi les siens, elle parlerait à sa cour du courageux soldat estropié qui bravait la nuit et le froid pour tenir compagnie…
— Vient voir le feu, l’invita-t-elle en s’asseyant en face.
Jarolt ne s’en priva pas. La chaleur crépitante du foyer lui rosit les joues, ça et…
Une fois ses mains désengourdies, il sortit une bouteille de cidre et deux timbales de sa sacoche ; ils burent ensemble dans un silence chaleureux. Très doucement, un semblant de conversation s’installa entre eux. Sanaeni ne parlait pas un mot de tulis et maîtrisait mal le réel, mais savait se faire comprendre. Jarolt ne se laissait jamais de l’entendre parler, d’autant qu’à l’image des héros dont les récits avaient bercé son enfance, Sanaeni poursuivait une quête : noble, sans doute impossible ; une qui la verrait réussir ou mourir en essayant.
— T’as trouvé un truc, aujourd’hui ?
Pour la première fois depuis longtemps, au lieu d’un non catégorique, Sanaeni lui opposa un silence cryptique.
— Hé ! T’as vraiment trouvé quelque chose ?
— Oui. Non… se ravisa-t-elle. J’ignore. Il y a eu une fille mais… je ne cherche pas…
— Elle avait quoi de spécial, cette fille ?
— Elle… Elle sentait comme la lune.
Jarolt pouffa de rire malgré lui.
— Quoi ? T’as dit la lune ?
Les sourcils blancs de l’étrangère s’incurvèrent, menaçant.
— Pardon. Tu t’es p’t-être trompée d’mot ? Remarque, j’vois pas l’quel irait mieux…
— J’ai dit chaque mot à la bonne place.
— Bon, alors faut qu’tu m’expliques.
Sous le regard attentif de Jarolt, elle sortit de la grotte pour en revenir sa timbale de neige, neige qu’elle entreprit de faire fondre en maintenant la timbale au-dessus du feu.
— Tu… Sani, tu vas t’brûler, arrête !
Le métal chauffait sans que la main de la fabuleuse ne tremblât. Lorsque tous les cristaux furent réduits à l’état liquide, elle fit signe à Jarolt de le suivre à l’extérieur.
Le ciel dégagé donnait à voir une lune à demi pleine. Sous ses rayons, la coiffure de l’étrangère paraissait tissée d’argent.
— La lune, montra-t-elle à Jarolt comme à un enfant idiot.
— Je sais ce que c’est, la lune, se vexa-t-il. Mais ça a pas d’odeur.
De sa main tendue, elle saisit comme un voile diaphane en suspension dans l’air. Elle l’incorpora à son verre d’eau et répéta l’opération plusieurs fois avant de présenter la solution au témoin ahuri de son miracle. Tant de lumière émanait de la timbale que Jarolt dut plisser les yeux pour regarder au fond. Une senteur chaude et sucrée émanait du mélange. Familière, aussi. Sanaeni ne sentait-elle pas elle-même la lune ?
— Euh… t’as mis des rayons de lune dans de l’eau, et maintenant, elle est sucrée, c’est ça ? Ou tu m’as frappé plus fort que d’habitude.
Voyant son trait d’humour tomber à plat, il reprit son sérieux.
— D’accord. Tu as croisé une fille qui sentait la lune. Est-ce que cette fille était… Tu crois qu’elle pourrait t’aider à… J’sais pas, dis-moi. Ton amie et son fils, ils sentent comme la lune, aussi ?
Elle secoua la tête.
— Amiba sent comme le soleil, fit-elle, l’air rêveur. Parfois, je crois qu’elle est le soleil.
Jarolt réprima une pointe de jalousie en recentrant la conversation.
— Tu as pu poser des questions à cette fille qui sentait la lune ? Ç’doit pas être courant de sentir comme un astre. Elle sait p’t-être de quoi…
Encore une fois, elle nia du geste.
— À quoi elle ressemblait ? L’avait les ch’veux comme le miens, roux ? Ou tout blonds, comme du blé ?
Troisième non.
— Noirs comme la plume du maloiseau. Des yeux noirs aussi.
Il apparut immédiatement à Jarolt qu’elle lui dépeignait une étrangère. Et il devina laquelle.
— Une fille de l’Est ? Avec une cape bleue et qui suivait une gamine pas aimable ?
Un éclat fragile alluma le regard la fabuleuse.
— Tu veux que j’la r’trouve ? Que j’lui parle pour toi ?
— Tu n’es pas délicat avec les paroles, souligna-t-elle.
— Vrai, mais j’suis un gars d’ici.
— Les tiens pensent que tu es fou.
— Ouais, mais eux, c’est pas les miens.
Il lui prit des mains la timbale d’eau lunaire.
— Laisse-moi t’aider, pour une fois. J’te promets pas de réussir ou de d’te dénicher une info utile, mais j’veux pas que t’aies de regret en quittant Braviq.
Le sujet était jeté. Ces jours derniers, Sanaeni parlait de départ et l’occupation principale de Jarolt consistait à trouver des prétextes pour la retenir. La fabuleuse le savait et se prêtait au jeu avec plus ou moins de complaisance.
Malgré lui, pourtant, Jarolt venait d’établir les termes d’un contrat effrayant. Ensemble, ils exploreraient cette dernière piste. Qu’elle aboutît ou non, il cesserait de la retenir ensuite.
Consciente de cela, elle scella leur accord d’une froide poignée de main.
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