39.2
Campé sur sa fierté, Bard s’interdit tout signe de curiosité. Ibranhem s’en amusa un instant, puis reprit son sérieux.
— La bonne nouvelle, c’est que les vulcaniens sont relativement pacifiques et se nourrissent principalement de minéraux. Ils n’attaquent d’autres créatures vivantes que pour se défendre, ou sous l’influence de certains arcanes. Nous pouvons donc te laisser grandir sans risque aux côtés de Yue et d’autres humains à condition d’établir un certain protocole de sécurité, notamment pour éviter les brûlures.
— Je peux pas me brûler, avança Yue.
— Comment cela ? s’étonna Hiram.
— Bah… Je peux pas, c’est tout. Parfois, j’ai des rougeurs, mais jamais de brûlure.
— Je suppose que la liste des choses à cacher viens de s’allonger, soupira Bard.
Yue le fusilla du regard.
— Il est obligé d’être là, le bébé dragon ?
— Le bébé dragon ? s’offusqua-t-il.
— Techniquement, tu es un bébé dragon, soutint Ibranhem. Au moins en partie.
— Oui. Alors c’est moi la plus grande, le nargua Yue et t’as pas le droit de m’embêter.
Bard trouvait hallucinant, voire stupide, qu’elle avança cet argument plutôt que celui de leur relation mestre-esclave, mais n’eut pas l’idée de le lui signifier.
— Yue, la reprit Hiram, être la plus grande en théorie implique que tu lui dois ta protection, pas qu’il te doit obéissance. Tu en es consciente ?
— Euh… Oui, j’imagine, bredouilla Yue, refroidie.
Bard ne put contenir un rictus, qui se remarqua.
— Naturellement, il te doit respect et reconnaissance, ajouta Ibranhem. N’est-ce pas, Bard ?
— Je refuse d’entrer dans ton jeu, se braqua-t-il.
— Un jeu ? Quel jeu ?
— Ibranhem, le gourmanda Hiram, un peu de sérieux, s’il te plait.
— Moi, j’ai une question, signala Isaac. Pourquoi les Arë’n sont méchants ?
— Personne ne les traite de méchant, tempéra Hiram. Leurs idées et leurs convictions sont différentes des nôtres, voilà tout. Je suis certain qu’eux aussi aiment leurs familles, leurs amis et méritent le bonheur.
— Alors pourquoi ils essaient de prendre Yue ? Et pourquoi maman dit toujours qu’il ne faut pas s’approcher d’eux ?
— Ils doivent penser que Yue n’est pas heureuse ici, ou pas à sa place. Quant à ce qu’affirme ta mère, je ne peux pas savoir le fond de sa pensée, mais j’imagine qu’elle est d’Aranate et que ses idées sont celles de la Régate, donc très différentes de celles de la Puissance-Mère.
L’air confus de Yue fit deviner à Bard sa prochaine question.
— La Régate, c’est la personne qui commande tout le monde à Aranate, expliqua-t-il, un peu comme l’Empereur, ici. Pareil pour le Puissant, ou la Puissance-Mère qui dirige Arë’n. En tout cas, c’est ce que Gerane m’a expliqué.
— Si je comprends bien, ils vont faire la guerre, alors ? supposa Yue.
Tous restèrent momentanément sans voix.
— Pardon ? fit Ibranhem interloqué.
— L’autre jour, mon papa m’a dit que la guerre se faisait avec des idées. Alors s’il y a des idées ici qui sont pas celles d’Arë’n et pas celle d’Aranate, tout le monde va finir par se faire la guerre, non ?
— Perspicace pour une fillette qui compte sur ses doigts, reconnut Bard. Elle vient de résumer le Triangle Martial en une phrase.
— Qu’est-ce que c’est, le Triangle Martial ?
— La plus vilaine des figures géométriques, éluda Ibranhem. Glissons sur la géopolitique. Un peu compliqué pour les petits.
— Je suis pas petite ! protesta Yue. Et je veux savoir !
— Qu’est-ce que tu fais de ton petit frère ?
— Bah… Isaac est plus intelligent que tous les autres petits.
— Il est aussi plus émotif, intervint Hiram. Sois gentille, ne l’expose pas à un récit qui pourrait lui faire peur. Bard pourra te parler du Triangle Martial plus tard, lorsque vous serez de sortie. Il est en pleine étude du sujet.
— Justement, s’insurgea Bard, j’étudie, je ne suis pas son précepteur.
Hiram poussa un long soupir nasal.
— Mes enfants, je n’aime pas votre idée de la camaraderie. Taquinez-vous de temps en temps si cela vous fait plaisir, mais pour l’amour du ciel, soyez plus aimables les uns envers les autres. Nous avons tous à apprendre de nos prochains. Vous êtes tous les quatre de grand esprit et de grand talent. Au lieu de vous dérober ou de vous rabaisser, aidez-vous, toujours, et avec bienveillance.
— Je veux bien me montrer bienveillant, assura Bard, mais Yue ferait perdre patience à une statue.
— Hé !
— Tu n’es pas tellement en reste, ce matin.
Tout en lui adressant ce reproche, Hiram ne put contenir un léger sourire, comme toutes les fois où il reconnaissait son fils cadet en cet être nouveau, et dont les minuscules écailles brillaient parmi les éphélides de l’humain qu’il avait été. Pour un peu, il l’aurait pris dans ses bras.
— Le temps est doux, aujourd’hui, observa-t-il. Je vais mener les jumelles en balade, cela fait longtemps que je ne leur ai pas consacré de temps. Tâchez d’être en meilleurs termes à mon retour. Cela vaut pour toi aussi, Ibranhem. Bien plus que les autres, tu es l’aîné.
Sur ces sages paroles, Hiram quitta la bibliothèque, le cœur lourd de sentiments doux-amers.
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