70.2
Yue envoya Bard se changer avant leur départ, le priant de passer une tenue d’apparat plutôt que de travail.
— Et ne la brûle pas, se sentit-elle obligée d’ajouter.
Au reste, elle ne lui expliqua rien de ce qu’elle attendait de leur sortie. Cela ne lui ressemblait guère. Yue n’aimait pas avoir à tout gérer toute seule. Quand le baron lui confiait un travail, elle en rapportait tous les détails à son fabuleux, même lorsque cela ne concernait pas directement. Alors il la conseillait, l’encourageait et l’aidait dans la mesure du possible. Ce soir-là, il ne pouvait que se taire et la suivre.
La rue de leur destination pouvait être la moins animée de Skal, du moins à cette heure particulière que la tradition invitait à une convivialité bruyante. Ce calme n’inspirait pas confiance à Bard. Il réduisit instinctivement la distance protocolaire qui le séparait de sa mestresse.
— Tu es sûre que nous sommes au bon endroit ?
— Certaine.
Elle lui désigna un bâtiment à l’angle d’une ruelle, tout en bois à l’exception d’une porte métallique rouge.
— Juste ici.
Un mauvais pressentiment tordit les entrailles du fabuleux lorsque la main gantée de Yue glissa dans le heurtoir : un collier de cerf aux bois épineux.
— J’espère vraiment que tu sais ce que tu fais, souffla-t-il.
Une femme vint leur ouvrir, rousse, ronde, renfrognée, et les avisa tour à tour. Sans cérémonie, Yue lui tendit un pli scellé, sorti de la poche intérieure de son manteau. La matrone s’en saisit, décacheta, lut.
— Tu m’en diras tant, puceron, se moqua-t-elle en secouant le papier d’une pichenette. Tu viens d’où ? Qui t’es ?
— Yue. Mestresse de la Maison de l’Héliaque, fille de la Maison Makara.
— Prouve-le.
Yue présenta la clef d’or blanc qu’elle portait constamment en collier : celle de son carrousel. Son tuteur avait fait refondre la boucle pour le sceau des astres mêlés. Cela ne prouvait pas tant son affiliation à la maison Makara que sa propre noblesse, cependant. Dubitative, la femme avisa Bard.
— Et toi, brunet ? T’es qui ?
Il lui fit voir la marque percée à la base de sa nuque, symbole de sa soumission.
— Bon. Entrez, je suppose.
Un parfum capiteux les prit à la gorge en quelques secondes. La fillette toussa, étouffée par l’odeur et la fumée qui stagnait dans l’air. Des rideaux rouges pendaient aux murs, occultant portes et fenêtres, entre lesquels s’étalaient des tableaux de jeux arrosées d’alcool, de banquets extravagants, d’étreintes impudiques et d’actes explicites.
Bard se sentit rougir. Le baron savait-il dans quel genre d’établissement se trouvait sa pupille de onze ans ?
— Pour voir le mestre, ce sera par ici, indiqua la matrone en désignant un escalier en colimaçon. Le mestre est dans son fumoir, première porte à gauche.
L’idée d’une pièce encore plus embrumée de vapeurs de tabac que le vestibule arracha un rire nerveux au fabuleux. Quant à Yue, elle entama son ascension sans s’émouvoir de rien. Il la suivit d’un pas incertain.
— Non, l’arrêta-t-elle. Toi, tu restes ici.
Avait-elle décidé de le rendre fou ? Il contint un accès de colère qui menaçait de se muer en rage.
— Rester pour quoi faire ?
Yue fouilla sous son manteau, en tira sa bourse et la plaça à deux mains entre celles de son esclave. Les pièces pesaient lourd, jouaient au creux de ses doigts.
— Tu as une demi-heure, pas une minute de plus. Je suis sérieuse.
— Une demi-heure pour quoi faire ? s’acharna le fabuleux, pantois.
— Ça, je veux pas le savoir, jeta Yue en atteignant le pallier supérieur. Vois avec elle.
Bard se renfrogna.
Elle ?
A mi-hauteur des marches, il toisa la vieille rousse d’un œil involontairement méprisant, qui heureusement ne l’atteignit que de dos.
— Les filles sont par-là, montra-t-elle en écartant un rideau, puis la porte qu’il cachait.
Entre les murs d’une pièce claire, peinte de corps nus et cambrés de désir, imbriqués les uns dans les autres dans des postures plus acrobatique qu’érotiques, se prélassait une douzaine de femmes d’horizons divers, humaines et fabuleuses. Lascivement étendues sur des divans, ou attablées autour de plateau de confiseries, elles discutaient et riaient ensemble comme s’il n’y avait rien de plus naturel que de prendre une tasse de thé sans aucun vêtement sur le corps.
Bard baissa instinctivement les yeux. Une gêne immense montait en lui, ainsi qu’une chaleur plus diffuse, qu’il se surprit à trouver agréable. Un cri strident l’arracha à sa torpeur.
— Ah ! Tu m’as brûlée, imbécile !
— Je… désolée, je…
— Je me fous de tes excuses, répare tes bêtises ! Apporte moi une serviette !
À l’autre bout de la pièce, une elfe aux longues oreilles basses et à la peau cendrée frottait sa cuisse découverte. Une domestique venait d’y renverser quelques gouttes de boisson chaude par inadvertance. Celle-ci portait de longs haillons gris sous un tablier d’un blanc douteux, ses cheveux sombres relevés en chignon informe au-dessus d’une nuque à au charme familier.
— Natacha ! appela la matrone. Laisse-tomber ce que tu fais, t’as un client.
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