71.4

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Elevée entre une boutique de vêtements et une draperie, Denève n’avait pas son pareil pour coudre et broder. Un de ses grands plaisirs, dans l’attente de son accouchement, consistait à compléter le trousseau de son enfant à naître en confectionnant bonnets, chaussettes, bavoirs et autres langes.

Opportunément, le tissage tenait une place importante dans la vie des Skaloises, aussi les tantes et les cousines de Léopold se firent un plaisir de l’introduire à cette pratique… à laquelle elle s’avéra moins douée qu’escompté.

Kalta Yggdrasil, épouse du premier prince, restait près d’elle et la reprenait gentiment sur ses erreurs de maillage récurrentes. Contrairement à son époux, elle ne dédaignait pas de parler le Réel, mais ne se privait pas d’introduire des termes tulis à leurs conversations, si bien qu’en plus de lui apprendre une nouvelle façon de travailler le fil, elle lui inculquait des bases de vocabulaire.

Les nouvelles de Léopold se faisaient cruellement attendre, depuis la veille. Denève ignorait s’il avait seulement fermé l’œil depuis leur dernière conversation. Le connaissant, elle en doutait.

Plus d’une fois, elle hésita à interroger Kalta, se figurant que sa position devait s’accompagner d’un accès privilégié à l’information. Elle y renonçait chaque fois, de peur de commettre une inconvenance. Le trouble dut se lire sur son visage, car Kalta l’interrogea :

— Denève, je vous sens préoccupée. Me direz-vous ce qui vous tracasse ?

L’idée de mentir lui traversa l’esprit. Les prétextes ne lui manquaient pas du fait de sa grossesse. Elle pouvait se plaindre de douleurs, ou d’inquiétudes. En y réfléchissant, elle se rendit compte d’une vérité qu’elle se décida à partager :

— Je suis inquiète pour l’enfant que je porte.

— C’est naturel. J’ai donné naissance à cinq enfants, et je ne crois pas me souvenir d’un jour où je ne me suis pas inquiétée pour eux. Et puisque c’est votre deuxième, m’est avis que vous n’êtes pas souvent tranquille non plus.

— Non, en effet. Mais tout est si différent avec celui-ci… J’étais si jeune lorsque j’ai eu Aline que je me suis pardonnée de ne pas avoir été la meilleure des mères. Aujourd’hui, je n’ai plus d’excuse. Je suis une femme accomplie et pourtant, j’ai peur de retomber dans les mêmes écueils qu’autrefois.

Une servante vint souffler à l’oreille de Kalta, l’arrachant à leur conversation. La première princesse fit une réponse brève à sa subalterne, puis reporta son attention sur Denève.

— Collectionnez-vous ? s’enquit-elle subitement.

— Moi ? Non, je n’en ai pas le goût, mais je sais m’y intéresser par égard pour ma fille et mon époux.

— Dans ce cas, j’ai à vous montrer une petite créature adorable. Laissez-cela, venez avec moi.

Prise au dépourvu, Denève lâcha son ouvrage pour suivre une Kalta si enthousiaste qu’elle en sautillait presque, entrainant dans leur sillage plusieurs comparses que le tissage intéressait visiblement moins que ce qu’il y avait à voir là ou Kalta courrait.

La ménagerie des Yggdrasil était un semi-plein-air immense, entourée de stalles ouvertes par de grands arcs en pierre de taille. Petites et grandes bestioles couraient, entourées de soins, mangeant dans les mains des uns, se laissant brosser par les autres… Certaines se donnaient la course, joueuses, tandis que d’autres dormaient, blotties dans les recoins d’ombre ou sous des cercles de soleil. Ils formaient un ensemble féérique qui donnait à Denève l’impression d’hallucine.

— Le secret d’une belle ménagerie, expliquait Kalta, c’est de ne réunir que des chimères capables de cohabiter. Bien sûr, il y a des indispensables gênants, des monstres de siège et de combat qu’il faut avoir… ceux-là sont enfermés au sous-sol ou dans des établissements de dressage. Nous avons par exemple deux belles dragonnes qui sont rarement à la forteresse. La draconnerie impériale en a soin.

— Le Draconnier Impérial est de notre entourage, releva la baronne. Il s’intéresse d’assez près au parcours de la pupille de mon mari. À l’automne, il l’emmène deux décans s’entrainer en Opral avec ses autres élèves.

Kalta se fendit d’un large sourire.

— Mon fils aîné aussi se forme à la draconnerie. Cette petit fille doit être bien solide pour côtoyer ce milieu.

— Il m’arrive de penser qu’elle est indestructible, mais je vous assure qu’à sa manière, elle est aussi fragile qu’une enfant peut l’être.

Elles s’approchaient d’une arche autour de laquelle maints curieux s’agglutinaient déjà. Ils firent place, cependant, prévenu de l’arrivé de Kalta et de sa compagnie par le raclement de gorge d’une de ses suivantes. Là, couchée sur un lit de paille, une jument noire de robe cajolait un poulain vieux de quelques heures. Un portrait moins attendrissant qu’étrange, dans la mesure où ces équidés étaient bien plus imposants que la moyenne et la mère et son petit n’avaient pas moins de huit pattes chacun.

— Vous n’aviez jamais vu de sleipnir ? supposa Kalta en flattant l’encolure de la mère.

— J’en ai un sous les yeux presque tous les jours, mais il est en bois et ne mesure que cinq centimètres, plaisanta Denève.

Interpellée à leur tour, Denève et Kalta virent arriver le premier prince, qui, dans un parallèle opportun, était accompagné de son neveu. Hjorg ne s’attarda pas en politesses. S’il salua la baronne, il ne s’adressa vraiment qu’à son épouse, ce en haut-tulis. Incapable de suivre leur conversation Denève attendit, embarrassée. Leur échange fut long et animée, encore n’en vit-elle pas le bout, car les époux s’excusèrent, puis s’éclipsèrent. Léopold et sa femme s’écartèrent à leur tour, laissant le poulain et ses admirateurs à leur fascination mutuelle.

— Quelles sont les nouvelles ? s’enquit Denève.

— Mon oncle m’en veut plus que jamais, mais se dispose à mettre quelques moyens à ma disposition pour retrouver Bard ; contrairement à Dvalin qui se fiche d’avoir perdu Natacha. Il ne compte pas lever le petit doigt pour la ramener. Le compliqué est que la couronne ne tient pas à faire d’esclandre à quelques jours de L’Équinoxe, alors nous ne pouvons ni fermer les remparts, ni mobiliser de gros effectifs à l’intérieur des murs. Officiellement, il n’y a pas de dragon en liberté dans la ville.

— Croyez-vous qu’ils soient encore à Skal ?

— Rien n’est moins sûr, mais cela pourrait jouer en notre faveur qu’il n’y soient plus. Nous pouvons déployer plus de moyen en campagne qu’en ville sans craindre de vague de panique ou de dommages collatéraux.

— Je suppose que lesdits moyens sont chimériques ? Ce n’est pas sans raison que vous visitiez la ménagerie.

— Ma famille possède d’excellents limiers, mais qui sont de nature à effrayer les foules. Nous les ferons passer par sous terre. Le temps de tout préparer, je vais enfin pouvoir dormir un peu. J’emmènerai Yue à mon réveil.

— Oh. Le faut-il ?

— Sans conteste. Mais pourquoi vous en inquiéter ?

— J’aime à penser que si Yue était ma fille…

— Ce qu’elle n’est pas.

— Si Yue était ma fille, reprit-elle un ton plus haut, j’aurais des scrupules à lui faire littéralement chasser son meilleur ami.

— Bard est son esclave, pas son ami. Si elle croit le contraire, il est plus que temps de lui faire assimiler la différence.

— Bard était votre neveu. Quant à Yue, elle… vous devez bien vous rendre compte de ce qu’elle est. Vous l’avez vu naître, vous l’avez vue grandir, vous l’avez élevée, vous avez même choisi son nom. Elle n’écoute que vous, vous êtes… toute sa vie… À ce jour, si elle retrouvait son père, ce serait un étranger pour elle, comparé à vous. Que suis-je supposée penser de mon mari quand je le vois malmener deux enfants qui sont presque les sien et que je porte son héritier ?

— J’imagine qu’il vous faut méditer le sens du mot presque, Denève. Pourquoi cette conversation a-t-elle lieu maintenant Nous avons passé la moitié d’un an à préparer notre mariage. Je n’ai pas changé depuis lors et vous saviez quel homme j’étais. Vous le saviez si bien que vous avez refusé que j’adopte Aline. Pourtant, vous avez voulu cette grossesse au moins autant moi, donc… Que suis-je supposé penser de mon épouse lorsqu’elle me reproche ses propres décisions ?


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