73.2
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Ayant perdu la trace de leurs fugitifs, Léopold, et sa compagnie s’étaient établis dans un coin de prairie pour faire paître leurs chevaux et réfléchir à leurs prochains mouvements. Fort de dix ans d’expérience en chasse aux déserteurs, le cousin du baron se figurait que leurs cibles avaient pu se voir offrir l’asile par une communauté sylvestre de fabuleux : de celles, pourtant rares, que les lois du Nord protégeaient.
— Ils habitent une réalité plus au moins parallèle à la nôtre, expliquait-il. Les anciens disent qu’ils vivent sous la forêt. Pour visiter leurs terres sans y être invités, il nous faudrait trouver un point d’accroche stable entre leur réalité et la nôtre, puis la combinaison d’arcanes spatiales et temporelles nécessaire à l’ouverture d’une brèche.
— Un tel point d’accroche ne devrait-il pas se trouver à proximité du lieu où la piste s’est évanouie ?
— Cela se peut, mais rien n’est sûr. La magie est une entité fluctuante. Un être puissamment doté n’a pas besoin de chercher de courant stables sur lesquels naviguer d’une réalité à l’autre. La plupart des humains ont besoins de raccourcis et de ruses pour en faire autant sans danger. Tu en as quelque expérience, je crois.
L’allusion d’Halfdan renvoya Léopold à la douleur sourde au creux de ses avant-bras, qui lui bourdonnait parfois jusqu’au fond du crâne. Il n’avait pas eu les chance des princes les plus proches de la couronne au moment de se choisir une magie et trouvait Halfdan indélicat de le souligner.
— L’aide de la sixième princesse nous serait utile, supposa celui-ci. Elle touche parfois à la nécromancie. Cette magie-là peut duper toutes les autres.
— Ne peut-on la solliciter ?
— Pas dans l’immédiat. Notre cousin et elle sont en mission diplomatique à l’étranger et nous n’avons que jusqu’à ce soir avant d’être contraints de signaler l’incident aux autorités impériales.
— J’aimerais protéger la réputation de ma pupille dans la mesure du possible. N’y a-t-il rien d’autre à faire ?
Halfdan grimaça, pessimiste.
— Nous pouvons toujours simuler la mort de ton esclave et espérer qu’il ne refasse jamais surface.
— Le pari est trop risqué. Ses très fabuleux sont trop flagrants et trop caractéristiques, sans parler de son héritage noble qui parait encore. Il en faudra peu pour qu’il se fasse remarquer.
L’ancienne identité de Bard n’était pas un sujet récurent au sein de la famille Yggdrasil. Elle l’occultait autant que le faisait les Makara, à cela près que le sort de l’adolescent n’affectait que superficiellement la couronne de Tjarn, là où le blason de la famille Makara s’était vu profondément entaché. Halfdan glissa sur le tabou.
— Nous devrions peut-être rentrer. Quelqu’un…
Un bruit sourd interrompit le quatrième prince. Son cousin et lui firent volteface pour trouver Yue affalée sur le sol, tombée d’un arbre au sommet duquel nul ne l’avait vue monter. Ils se portèrent à son secours. La fillette ne présentait aucune blessure sérieuse a priori, mais Léopold l’examina longuement avant de céder au soulagement.
— Je suis tombée d’une branche basse, argua-t-elle pour le rassurer.
— Tu ne serais pas tombée si tu n’étais pas montée, la refroidit-il. Une chute de ta propre hauteur pourrait s’avérer grave si tu avais le malheur de mal atterrir. Est-ce que je ne t’ai pas demandé d’être sage, ce matin encore ?
— Si, je vous demande pardon.
— Tes excuses ne valent rien si tu faute en connaissance de cause !
— Laisse la gamine être une gamine, neuvième, la défendit Halfdan. Il faut que ça remue, à cet âge-là. Plus de peur que de mal, non ?
Léopold s’efforça de soupirer sa colère.
— Viens t’assoir, ordonna-t-il d’un ton plus calme. à tu t’es suffisamment amusée pour aujourd’hui.
— Je ne m’amusais pas ! protesta Yue. Je… Quand je me perds dans une grande ville, je monte sur le point le plus haut que je trouve et Bard fait pareil. Pour me retrouver. Alors…
— Yue, l’arrêta Léopold. Ton esclave ne s’est pas perdu. Il ne te cherche pas et ne cherche pas à ce que tu le retrouves. Il s’est enfui. Il t’a laissée seule au beau milieu de la nuit sans se soucier de ce qui pourrait t’arriver ensuite. Tu as voulu lui faire un cadeau et pour te remercier, il s’en est allé avec tout ce que tu possédais d’argent. Il t’a humiliée. Il se moque du danger qu’il t’a fait courir autant que de ta réputation. Cesse de te comporter comme s’il s’était innocemment égaré dans les bois.
Estomaquée par ce déluge de vérités qu’elle peinait à s’avouer, Yue baissa piteusement la tête.
— Je vais préparer nos montures, annonça Halfdan pour se déroder à la scène.
Le baron, qui n’en avait pas fini, somma sa pupille de relever le menton. Elle lui présenta alors un visage rouge de honte et de frustration.
— Tu sais ce que sont les droits de vie, n’est-ce pas ?
Surprise par la question, Yue hésita.
— Je… je sais que je possède ceux de mes esclaves, bredouilla-t-elle.
— Exact. Tu possèdes également tes propres droits de vie, ce qui fait de toi une personne libre. La liberté a un prix, cependant. Le statut de mestre aussi. Le fait est que tu es responsable de tes actes autant que des actes de tes esclaves. Un juge ne dirait pas que ton esclave s’est enfui, mais que tu as laissé échapper un esclave. Si durant sa fuite, il en vient à enfreindre des lois, tu en seras légalement responsable. Tous ses crimes te seront imputables en qualité de mestresse, ainsi qu’à moi en tant que ton tuteur.
En regain de colère teinta ces dernières paroles. Une secondes fois, il souffla pour se calmer.
— Le simple fait qu’il ait passé les frontières d’une ville sans supervision constitue déjà une offense passible d’amandes. Contrairement à toi, Bard est suffisamment instruit pour le savoir. S’il vole, blesse quelqu’un ou pire, tu encoures de graves sanctions qui peuvent aller jusqu’à la révocation de ton droit à la possession d’esclaves fabuleux et de chimères d’une certaine classe. Si je n’ai pas sanctionné ta négligence, c’est parce qu’un tribunal risque de le faire à ma place dans l’hypothèse où nous ne réglions pas ce problème à temps. Tu n’as pas encore douze ans, mais un juge se brossera des quelques lunes qui te restent à passer en enfance. En fuyant comme il le fait, ce sont toutes tes perspectives d’avenir que Bard met en danger, en plus de celles de ton autre esclave. Si le pire arrivait, tu ne pourrais plus être, ni Mestresse de Maison, ni Collectionneuse, ni voltigeuse. Que feras-tu, alors ?
— Je… je pourrais… redevenir acrobate équestre ? hasarda Yue.
Elle n’en avait ni l’intention ni l’envie. Il lui semblait seulement que son silence aurait été déprécié.
— Tu pourrais, oui. Seulement, tu n’auras jamais plus le succès que tu as connu à l’Héliaque. Le temps te dessert. Tu n’es plus suffisamment jeune pour que ton talent choque positivement le public. Il te faut plus que ce que la nature t’a donné pour réussir. Plus que de l’entrainement. Il te faut des moyens et il te faut une image de marque. Une image que j’ai passé des années à façonner et que ton fabuleux est en train de détruire.
Yue n’avait jamais réfléchi aux détails de sa réussite. Elle se doutait à peine que son ancien mestre en avait agencé la majeure partie et l’entretenait encore.
— Qu’est-ce que je dois faire, alors ? supplia-t-elle.
— Tu dois te comporter en mestresse. Les mestres réfléchissent. Ils assument des responsabilités, trouvent des solutions et prennent des décisions. Ils exploitent leurs forces et cachent leurs faiblesses. Ils ne se font pas dire quoi faire pour le bien de leur propre maison.
Sa réponse laissa à Yue un profond sentiment de détresse. Les larmes lui montèrent aux yeux.
— Ne t’avise pas de pleurer. Je n’ai plus de patience pour aujourd’hui, menaça-t-il.
Le quatrième prince revint à eux, tirant par la bride leurs trois montures.
— La petite a encore l’air secouée, observa-t-il. Elle ne devrait pas monter seule, elle pourrait tomber de cheval.
— Elle ira bien, trancha Léopold. Rentrons.
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