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Denève ayant éprouvé des contractions au cours d’une partie d’échec qu’elle jouait contre la première princesse, tous les médecins de Skal, sinon du Tjarn, s’étaient succédés à son chevet en moins d’une heure. Elle avait eu beau dire et répéter que le mal était bénin, qu’elle se portait à merveille et qu’elle n'accoucherait certainement pas avant au moins trois décans, cela n’empêcha rien. Elle fut examinée, réexaminée et assommée de conseils contradictoires quant à la façon de conduire le reste de sa grossesse : le repos, la marche rapide, les bains chauds, les bains froids, d’eau de source et de mer, de la viande en abondance, des diètes de légumes et, enfin, des potions en tout genre, dont la prise simultanée pouvait les propulser, son enfant et elle, dans la tombe.

Toute cette comédie n’eut de bon que le soulagement qu’elle inspira à Denève en prenant fin.

— Navré de vous avoir infligé cela, soupira Kalta une fois le dernier praticien mis à la porte. En ma qualité de future reine, j’ai un devoir de protection envers toutes les princesses. S’il vous arrivait quoi que ce soit à vous ou votre enfant sous mon toit, j’aurais à en répondre. Le médecin royal ne quittant plus le roi et en l’absence de la sage-femme attitrée de la cour, je ne savais pas exactement vers qui me tourner alors j’ai abattu toutes mes cartes.

— Ne vous excusez pas. Je ne peux pas vous reprocher de vouloir prendre soin de moi, quoique cela me gêne de bouleverser votre quotidien.

— Mon quotidien consiste à protéger ma famille et mon pays. Vous ne bouleversez rien. L’enfant que vous portez pourrait être le prochain roi de Tjarn.

— Moi, une étrangère, je donnerais naissance à un futur roi ?

— Je confirme que vous êtes une étrangère, rit Kalta, sinon, vous penseriez différemment. Savez-vous qui est le deuxième prince de Tjarn, actuellement ?

— Un frère de votre époux, je suppose ?

— Mon époux n’a qu’un frère vivant : Obreg Yggdrasil, de trois ans son puîné. Pourtant, Obreg n’est que septième prince. Le deuxième prince est Soren Frey : un arrière-petit-fils du roi né d’une princesse dévoyée et d’un soldat sans distinction. Il est à peine plus vieux que mon premier né, qui lui n’arrive que dixième après votre époux. Cela doit vous paraitre invraisemblable.

— Vous lisez en moi.

— Tous les fils de la couronne et même ceux qui s’y lient par le mariage peuvent prétendre au titre de prince dès l’âge de douze ans. L’ordre de succession est déterminé par le roi régent, ses conseillers, et l’assemblée des jarls. Ils prennent une plusieurs de facteurs en considération, principalement la santé, la réputation, l’instruction, les faits militaires, les qualités diplomatiques… L’ambition des princes est aussi prise en compte. Certains préfèrent se consacrer à d’autres offices et il ne serait pas sage de couronner celui qui ne veut pas être roi. Mon mari dirigera bientôt. Il n’est déjà plus tout jeune. Cela pourrait durer vingt ou trente ans si les conditions sont favorables. Ce petit être qui grandit en vous pourrait tout à fait lui succéder.

— Si Léopold est neuvième prince, c’est donc qu’il en a manifesté le désir ?

— Naturellement. Cela vous surprend ?

— Un peu. J’espère ne rien dire d’indélicat mais je l’ai toujours cru plus attaché à la Maison Makara qu’à ses origines royales.

— Mon mari est du même avis que vous. C’est pour cela qu’il est si sévère avec le vôtre. Pour ma part, je ne suis sûre de rien mais j’aime à penser que cela n’a pas vraiment d’importance. Léopold est respectueux des usages et des lois. Il n’abuse pas de sa position et sa réussite fait rejaillir de l’éclat sur sa lignée à l’étranger. Que son statut de prince l’aide à satisfaire d’autres ambitions que celle de devenir roi m’est complètement égal.

Denève se surprit à sourire, d’un sourire franc qui lui étira longtemps les lèvres.

— Vous m’inspirez un grand respect, Kalta. Ainsi qu’une grande confiance.

— Cela aussi vous surprend ? plaisanta-t-el.

— Beaucoup, oui. J’ai tendance à rester sur mes gardes.

— Ne changez surtout pas d’attitude. Il faut commencer par se méfier pour vraiment faire confiance.

Cet aphorisme résonna en Denève. Elle sentit qu’il légitimait ses peurs tout en les apaisant. Elle allait l’exprimer lorsqu’une domestique entra, interrompant leur échange. Cela arrivait si souvent que Denève s’y était faite. Celle-ci vint souffler à l’oreille de la première princesse avant de s’éloigner de quelques pas dans l’attente d’une réponse.

— Votre fille s’inquiète pour vous, fit savoir Kalta. Dois-je la faire entrer ?

— Aline ? Oui, certainement. Si cela ne vous gêne pas, du moins. Nous sommes dans votre chambre.

Kalta donna sa permission d’un geste qui précéda de peu la jeune fille. Son arrivée fut timide. Elle n’avança d’abord que de quelques pas, puis exécuta une révérence profonde avant de s’immobiliser, hésitante.

— Eh bien ? Le gel t’a pris les jambes ? la taquina Kalta. Viens près de ta mère. Je vais vous laisser bavarder. Au revoir, Denève.

La future reine s’éclipsa, coupant court aux politesses. Cela décrispa bel et bien Aline qui vint s’assoir au bord du lit. Denève enlaça affectueusement sa fille, jurant que son état n’avait rien d’alarmant. Elle fut heureusement plus facile à convaincre que Kalta.

— Je suis contente que vous alliez bien. Le bouche à oreille des domestiques vous plantait aux portes de la mort. Je me doutais qu’ils exagéraient, mais je ne pouvais pas savoir à quel point.

— Que faisais-tu auprès de domestiques ? s’inquiéta Denève. Il en vient dans notre chambre quand tu y es seule ?

— Non, je rendais visite à Ombre. Puisque le neuvième prince n’en veut pas dans notre chambre, il est à la ménagerie.

— Le neuvième prince est ton beau-père. Tu n’as pas à l’appeler par son titre.

— Je crois que cela se fait, ici. J’ai rencontré des personnes de mon âge. Toutes s’expriment ainsi lorsqu’elles parlent de leurs parents.

— Tu n’es pas obligée d’en faire autant.

— Je ne tiens pas à embarrasser le neuvième prince ici. Il me hait déjà assez.

Denève se renfrogna.

— Léopold, te haïr ?

— J’exagère, admit Aline, mais vous nierez difficilement qu’il ne m’aime pas beaucoup.

— Bien au contraire, je le nie de toutes mes forces. Où vas-tu chercher de telles idées ?

— Je suis la seule de la famille à encore m’appeler Vassaret ; je n’ai pas le droit de porter son nom ou de l’appeler Papa. Il ne me parle presque jamais, à part pour me faire la leçon et il se moque complètement de ce que je fais le reste du temps. J’ai fait des efforts depuis Braviq. Je me lève tôt, j’étudies toute la journée, je parles haut-tulis avec tout le monde… J’espérais qu’il le remarque, mais non. Je ne l’intéresse pas assez pour ça.

Denève réalisa qu’elle non plus n’avait pas remarqué que sa fille avait changé d’habitude, trop ravie des soins de la première princesse pour s’en éloigner longtemps. Pire, elle soupçonnait Léopold d’avoir été beaucoup moins aveugle qu’elle, mais de s’être abstenu de tout commentaire du fait de leur arrangement marital.

— Aline, il faut que tu saches…

Jusque-là, Denève s’était débrouillée pour n’aborder le sujet que de biais. La seule idée de rompre ce tabou la raidissait d’angoisse.

— Si Léopold ne se mêle pas de ton éducation, c’est à ma demande. Il proposait de t’adopter lorsque nous nous sommes mariés mais j’ai refusé. J’ai insisté sur le fait que c’est moi qui m’occupais de toi, qu’il ne devait pas intervenir à moins d’y être invité. Il se réserve le droit de te rappeler à l’ordre si tu dépasse les bornes, mais pour le reste…

Aline ne paraissait pas surprise, ce qui déstabilisait sa mère.

— Tu l’avais compris je suppose, s’avoua-t-elle. Je suis désolée. Si j’avais su que son attention te manquait, je l’aurais encouragé à t’en donner. J’ai seulement peur que…

Le regard d’Aline glissa sur les murs peints de nuages percés de branches, supposées représenter la cime de l’arbre qui donnait son nom à la famille royale.

— Quand j’étais petite, se souvint-elle, je croyais qu’il m’aimait parce qu’il m’offrait plein de cadeaux et qu’il m’emmenait partout avec vous. Mais je comprends, maintenant. C’est vous qui m’emmeniez partout avec lui. Et les cadeaux, c’était pour me tenir occupée. La cabane de jeu, la dinette, la chambre rose, les cerfs-volants… maintenant, il s’en sert avec Yue parce que je suis assez grande pour m’occuper toute seule. Peut-être qu’il vous aime vous, mais pas moi.

En se retournant vers sa mère, Aline la qui caressait nerveusement son ventre.

— Ne vous inquiétez pas, je pense qu’il aimera beaucoup Abelard. Quand il sera né… j’aimerai quitter la maison.

— Pardon ? se récria Denève.

— Je vous demande de me mettre en pension. Le Collège Impérial serait idéal, je pense.

— Tu voudrais vivre loin de moi ? Toi qui ne m’as jamais quitté ?

— Ne le prenez pas mal.

— Comment dois-je le prendre ! Ma fille parle de m’abonner !

— Non, Maman, répliqua Aline affreusement calme, je parle de… me trouver une place. Quelque part. Je suis heureuse que vous soyez heureuse avec beau-papa, mais moi, je suis fatiguée d’essayer. C’est votre famille, pas la mienne.

— Ne dis pas ça. Aucune famille ne peut être la mienne sans être la tienne. Si tu as besoin que nous portions le même nom pour t’en convaincre, je demanderai à Léopold de t’adopter.

— Vous ne m’écoutez pas ! Ce n’est pas ce que je demande !

— Ce que tu demandes est absurde !

— Non, c’est seulement difficile, alors ça vous déplait. Vous voulez toujours que les solutions soient simples alors vous faites comme si les problèmes l’étaient aussi !

Une nouvelle irruption de personnel vient troubler la chambre, arrachant un soupir excédé à Denève.

— Qu’y a-t-il encore ?

La domestique s’inclina, puis marmonna quelques mots tulis auxquels la baronne n’entendit rien.

— Elle dit que le neuvième prince est revenu, traduisit Aline en marmonnant.

— Merci.

Denève s’extirpa de ses couvertures.

— Je m’en vais le rencontrer avant que les rumeurs de ma mort prochaine ne lui tombent dans l’oreille. Nous reprendrons cette conversation plus tard.

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