77.1

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Le soleil se levait sur un jour sans promesse. Bard tenait à peine sur ses jambes en franchissant le seuil de la forteresse des Yggdrasil.

Il avait insisté pour renter seul, sans se faire traîner par la peau du cou ou tenir par la main. Il tenait à ce que revenir fût son initiative de bout en bout. Cela lui laissait un peu de fierté, pour ce que la fierté valait ; et l’empêchait d’en vouloir à d’autres pour ses mauvaises décisions.

Frèn, à qui le baron confiait souvent les sinistres offices, l’attendait dans la cour centrale. Adossé à un des poteaux décoratifs que Bard avait aidé à monter un jour avant sa fugue, il ne se donnait pas l’air particulièrement solennel pour autant. Sans s’encombrer de politesses, l’elfe lui fit signe de le suivre.

Ils descendirent quand Bard se serait attendu à monter, longeant les supplices peints qui accompagnaient la descente au sous-sol. Bard avait cessé d’y faire attention dès sa première nuit à la forteresse – il fallait passer par là pour monter travailler et descendre se coucher. Les avertissements qu’incarnaient ces représentations ne concernaient que les prisonniers des geôles voisines. Cette fois, il y ne pu s’empêcher dès les détailler ; vit les corps battus, tailladés, transpercés, amputés, jetés au feu… et dans l’écho de ses pas résonnait la voix de Natacha :

Va-t’en, si tu veux, mais laisse-moi en-dehors de ça ! J’ai pas envie de brûler vive !

Il glissa sur une marche. Son pied tomba sur la suivante. Ses jambes de moins en moins solides lui paraissaient creuses. Le sang lui pulsait dans les veines si fort qu’il se sentit à l’étroit dans ses vêtements.

Frèn ne le menait pas à leurs quartiers. Il le menait aux geôles.

Peu de cellules et encore moins de prisonniers. La cour de Tjarn n’était pas réputée pour les maintenir en vie plus de quelques jours. Ailleurs dans l’empire, les criminels devenaient esclaves d’état. Dans le nord, leurs bouches ne valaient pas la peine d’être nourrie.

Bard ne voulait pas mourir. Il le voulait si peux et le craignant tellement tout à la fois que son esprit ne formulait plus la moindre idée cohérente.

— Entre.

À quel moment Frèn avait-il ouvert cette porte de prison ? Métallique, comme celle de la maison de Mestre Dvalin. À l’intérieur, pas fresques aguicheuses ou de rideaux rouge ; pas de fabuleuses nues sur des divans, pas de sucreries sur des plateau d’or ; pas de Natacha ou de fenêtre par laquelle s’enfuir à deux ; rien d’autre qu’une percée à barreau, tout juste bonne à faire passer l’air et le froid, quatre murs nus et une paire de chaîne.

Bard se laissa passer sans résistance les bracelets qu’il reconnut. Imprégnés de la même substance alchimique que le perçage de sa nuque, ils métal résistait au feu de sa magie. Les fentes de serrures, minuscules, lui rappelèrent que seule la clef du carrousel de Yue pouvait les ouvrir. L’ordre de l’entraver venait-il d’elle aussi ?

Frèn ayant sécurisé ses liens, il détacha la bourse encore attachée à la ceinture de Bard en un geste singulièrement expression. Tu n’as pas honte d’avoir voler une petite fille ? disait-il. Bard avait espéré pouvoir lui rendre son argent en main en propre.

Il voulut parler. La bille lui coinça les mots dans la gorge.

— Ma mestresse ne veut pas me voir ? parvint-il à articuler d’une voix rauque.

— Non.

La porte claqua sur cette vérité douloureuse. Le cœur de Bard se brisa une seconde fois dans l’impact.



La notion du temps échappa à Bard dès la première fois qu’il s’endormit. Son état d’angoisse étirait les heures et la lumière qu’offrait sa seule ouverture sur le monde variait peu du jour à la nuit, faute d’un soleil timide, d’une lune claire et des ombres immenses de la forteresse. Il pouvait avoir passé tout un jour enfermé ou moitié moins. Sa montre n'en savait pas plus que lui, toujours figée sur quatre heures dix.

Des rigoles d’eau coulaient parfois d’entre les barreaux : celle des douves, avait-il finit par comprendre. L’humidité de tout le sous-sol s’expliquait.

Au heures les plus froides, ces rigoles gelaient. Les larmes sur ses joues aussi.

Il grelotait et, tout en claquant des dents, cherchait à se rappeler pourquoi il ne portait plus sa cape. À quel moment l’avait-il retiré ? Pourquoi ne l’avait-pas remise ? Il pouvait l’avoir oublié chez les fondateurs.

Yue serait furieuse de l’apprendre. Un uniforme brûlé, une montre cassée, une cape perdue, une fugue… son esclave cumulait.

Au fond, Bard n’avait jamais été soigneux ou réfléchi. Sa mère de lui reprochait déjà, du temps qu’il en avait une.

Il s’assoupit en pensant à elle, à la robe qu’elle portait le jour de leur séparation : une coupe Tjarne. Alors il rêvait qu’elle se présentait à la cour ainsi vêtue et qu’elle suppliait la première princesse de lui rendre son fils ; qu’elle disait comme il avait dit à Natacha : je regrette de ne pas t’avoir aimé correctement, laisse-moi une chance de tout réparer.

Son rêve fini, il se réveillait le cœur lourd, l’estomac vide.

Il se rappela la pomme donnée par Yue le jour de leur arrivée à Lismel. En se la représentant sur le sol de sa cellule plutôt que dans l’allée du baron, il regretta une seconde fois de l’avoir refusé. À l’avenir, il allait devoir apprendre à accepter toute la gentillesse et toute la pitié qu’elle pouvait lui offrir.



Le son d’un cor s’élevait du haut d’une tour de la forteresse. Plus loin, perchés sur les remparts, des tambours lui répondaient. Leur chant solennel annonçait l’ouverture des fêtes de l’équinoxe. Bard écoutait.

Il écoutait pour oublier son enfermement de deux jours, pour ne pas penser à la faim et surtout à la soif, pour s’empêcher de regretter Natacha et de craindre pour sa vie.

Étendu sur le sol pour calmer ses vertiges, trop déshydraté pour pleurer, il se croyait un peu moins triste que l’avant-veille, un peu moins apeuré. Sa tétanie lorsque sa porte s’ouvrit le détrompa.

Frèn lui apportait à boire et de quoi faire une toilette rudimentaire. Il devait se rendre présentable pour ses mestres.

Si respirer l’air libre lui fit du bien, le moment vint trop vite où il dut se reconfiner pour faire face aux conséquences de ses actes.

Le fabuleux se serait attendu à ce que le baron fût son juge. Finalement, il n’y eut que sa poupée.

Yue trônait dans un fauteuil, immobile dans une joliesse toute millimétrée. Ses cheveux se structuraient autour de coquillages et de perles montés sur broches. Sa robe d’un bleu marin lui coulait sur le corps en couches successives, à la façon d’une cascade. Les ourlets finis au fil écru de ses jupons ondulés rappelaient l’écume, comme ses bas et ses souliers. Le baron semblait vouloir qu’elle assistât au bal de l’équinoxe. Le fabuleux se surprit à envisager qu’elle pût vouloir l’emmener. Le cliquetis de ses chaînes lui rendit un peu de bon sens. Il s’agenouilla et baissa les yeux.

— Je suis… tellement en colère contre toi qui j’ai pas envie de te parler. Ni te voir. Pourtant, je suis là. Je te regarde et je te parle. Tu peux pas me regarder et me parler, toi ? Qu’est-ce que j’ai fait pour te mettre en colère ?

Il s’efforça de lever la tête et retomba momentanément dans un vieux travers : celui de fixer, tantôt l’œil droit, tantôt le gauche de Yue. Il en oublia de parler. La fillette s’impatienta.

— Si tu n’as rien à dire, je peux nous faire gagner du temps à tous les deux en te renvoyer au sous-sol.

— N-non ! Pardon, je…

Au ton quelle employait, Bard comprit que Yue n’avait pas l’intention de le laisser s’en sortir facilement. Il allait devoir lui donner une explication satisfaisante, quoi que cela voulût dire pour son esprit de onze ans.

— Je vous demande pardon, Mestresse.

— Tu me prends pour une idiote ? Quand Io Ruh m’appelle mestresse en privé, je sais que c’est parce qu’elle me respecte. Toi, tu le fais quand tu veux me faire sentir coupable.

Regrettant amèrement son choix de mot, il déglutit.

— Je te demande pardon, Yue, reformula-t-il. Si j’avais pu faire ce que j’ai fait sans te blesser, je l’aurais fait mais j’ai dû prendre une décision rapidement. J’ai… Je n’ai jamais eu l’intention de fuir. Je voulais juste aider Natacha. Je l’ai mise en sécurité et je suis revenu.

Il croisa les doigts pour que son mensonge soit enrobé de suffisamment de vérité pour ne pas paraître insultant. Elle leva les yeux au ciel. Le fabuleux crut d’abord qu’elle exprimait de l’incrédulité, puis vit une expression chagrine se peindre sur son visage.

— Admettons que je te croie… ça veut quand même dire que t’as préféré te mettre en danger et me mettre en danger alors que t’aurais juste pu demander mon aide.

Bard grimaça de surprise et d’incompréhension.

— J’ai que onze ans. J’ai pas autant de pouvoir qu’une mestresse adulte, mais j’en ai plus que toi. Je peux m’en servir pour te rendre la vie plus facile ou m’en servir pour t’empêcher de gâcher la mienne. Tu décides.

Yue ne lui avait jamais paru plus mature qu’à cette seconde. Si ses mots ressemblaient à ceux de son tuteur, ils avaient aussi la teinte de ses sentiments ; ceux que son éducation n’avait pas réussi à changer. Un véritable regret affligea subitement l’adolescent.

— Si tu m’avais aidé contre l’avis du baron, il aurait été en colère contre toi.

— Tu crois qu’il a pas été en colère ?

— Je crois qu’il peut tout te pardonner tant que tu lui obéis. Il est la source de ton pouvoir, tu ne peux pas te permettre de le contrarier.

— Parce que toi, tu crois pouvoir te le permettre ? se récria-t-elle. Tu sais ce que le baron t’aurait fait si j’avais pas insisté pour choisir ta punition à sa place ? Tu as eu de la chance et tu m’as eu moi, en plus du prince Halfdan et de lancière.

— J’en suis conscient.

— Non ! Pas du tout !

Une larme de frustration coula sur le visage de Yue, si rapide que Bard crut la rêver.

— J’ai eu peur pour toi. Pendant des heures. Et j’ai encore peur, parce que je sais que le baron est loin de t’avoir pardonné… Est-ce qu’au moins, ça en valait la peine ?

La négative lui chatouilla les lèvres. Il se sentait encore brisé jusque dans les os, et si l’enferment ne l’avait pas privé de toutes ses forces, il se serait enfui une seconde fois ne fût-ce que pour cacher sa honte. Revenu à lui, il réalisa que Yue avait quitté son fauteuil et se tenait debout face à lui, si près que son odeur sucrée lui saturait les sens. Sa clef tirée du col, elle le libéra de ses chaînes, révélant des poignets irrités et bleuis par endroit. Yue les examina longtemps.

— Frèn a trop serré. C’est n’importe quoi.

Glissant sa paume froide à la racine des cheveux du fabuleux, Yue pressa lui pressa la joue contre son cœur. Bard le sentit battre contre son oreille, effréné.

— J’ai eu peur pour toi, répéta Yue. La prochaine fois que tu me fais un coup pareil, je te pardonnerai pas.

Touché au-delà de ce qu’il aurait cru possible, Bard lui rendit timidement son étreinte, puis plus fort. Une larme chaude lui sala la bouche et pour quelque raison absurde, y fit pousser un sourire.

Yue ne lui en voulait pas de l’avoir volée, de l’avoir abandonnée, de lui avoir menti… seulement de l’avoir inquiété.

— Merci, bredouilla-t-il.

Le rire de Yue lui vibra dans les côtes.

— Tu me remercies parce que je te gronde ? Y a vraiment un truc que je fais de travers.

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