77.4
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Bard croyait en avoir fini avec les remontrances et les sanctions pour la journée. La convocation du baron ne l’étonnait pourtant qu’à moitié. Laisser à Yue le choix de sa punition pour un impair aussi grave qu’une fugue ne lui ressemblait pas : il devait vouloir rectifier le tir.
Ce fut beaucoup demander à ses jambes que de le porter jusqu’à destination : une salle de conseil au sommet de la tour de guet d’où le bruit des festivités qui animaient le château n’était qu’un écho lointain. Il y entra le front bas et le souffle maigre.
La surprise lui coupa tout à fait la respiration lorsqu’il trouva le draconnier impérial en compagnie du baron. Il en oublia de s’agenouiller.
— Monsieur le baron m’apprend que tu as causé du souci à ta maison, fit Selemeg en guise de salutation. Je ne t’en félicite pas.
Le fabuleux déglutit.
— Je regrette amèrement ce que j’ai fait. J’ai agi impulsivement et…. Je…
— Un esclave qui a perdu la confiance de ses mestres ne saurait être heureux chez lui. J’espère que tu en est conscient.
— Je ferais mon possible pour la regagner.
— Crois-tu que ce sera simple ? Non, silence. Les paroles m’ennuient, je ne regarde qu’aux actes et les tiens ont été abjects. Ici, tu ne peux rien faire qu’écouter et prendre la mesure de ton imprudence. À genoux, en attendant ta mestresse.
Ces mots firent à Bard l’effet d’un coup de poing à la gorge. Incapable de parler, incapable de respirer, il étouffait en silence tout en se ployant vers le sol.
Les deux hommes reprirent leur conversation comme s’il n’avait pas été dans la pièce.
— Êtes-vous sûr de n’avoir aucun regret ? disait Selemeg. Il me semble que vous destiniez la petite à une carrière purement artistique.
— J’ai appris à ne faire pour elle que des projets à moyen terme.
— Cette fois-ci, il vous sera difficile de changer d’avis.
— Je n’en ai pas l’intention. Ma famille va beaucoup m’occuper ces prochaines années.
Années ?
La porte s’ouvrit, invitant un courant d’air qui fit frissonner Bard. Yue entrait.
Elle salua d’une révérence, puis alla se ranger aux côtés de son tuteur. Il lui présenta une chaise qu’elle prit sans enthousiasme. Le baron, lui, se leva.
— Yue, j’ai pris une décision importante te concernant. Elle est irrévocable. Tu es là pour l’entendre et l’accepter. Si tu ne l’acceptes pas, tu vas devoir la subir. L’un dans l’autre, tu n’y changeras rien. Tu n’as qu’une marge de manœuvre : celle de décider ce qu’il adviendra de tes esclaves une fois que cette décision sera effective. Tu as compris ?
— Oui, Monsieur le baron.
— Bien. Tu vas devenir pupille de l’Empire, avec Mestre Selemeg pour référent. En d’autres termes, le draconnier impérial te prends sous sa protection : une protection qui vaudra mieux que la mienne en cas d’incident avec ton fabuleux, en échange de quoi, tu devras à l’Empire trois ans de service militaire. Tu entreras dans tes fonctions dès ta douzième année. En attendant, tu complèteras ta formation à la voltige ainsi qu’à certaines disciplines martiales de circonstance. Cela te demandera beaucoup d’investissement. Tu n’auras plus beaucoup de temps à consacrer aux arts scéniques aussi vais-je te demander d’y renoncer pour le moment.
Le visage de Yue avait perdu toutes ses couleurs.
— Alors… vous serez plus mon tuteur ? Et je ferai plus de… Je comprends pas.
Les larmes lui montaient aux yeux. Son souffle se saccadait.
— Non, je ne le serai plus.
— Pourquoi ? Pourquoi vous m’abandonnez ?
— Je ne t’abandonne pas, je confie ton éducation à une personne de confiance et te sécurise une position avantageuse dans le monde. Je continuerai à entretenir ta collection au sein de ma baronnie, à gérer tes biens, à pourvoir à tes dépenses : à pertes puisque tu n’auras plus de rentrées d’argent. Tu seras consacrée comme prévu. J’organiserai toujours tes anniversaires, mon tailleur continuera à assembler tes robes…
— Je veux pas de robes ou de fêtes d’anniversaire si ça veut dire perdre tout le reste ! Je veux pas changer de tuteur ! Je veux pas changer de métier ! Je veux rien de ce que vous dites !
— Il me semble avoir été clair quant au fait que je ne te laissais pas le choix.
— Oui. Et vous avez aussi été clair le jour où vous m’avez promis de ne laisser personne détruire nos vies une seconde fois ! Et aussi quand vous avez dit que je serais pas punie pour la fugue de Bard !
— Baisse d’un ton.
Elle se tut, visiblement frustrée. Léopold lui posa une main sur l’épaule.
— Nos vies ne se résument pas à si peu qu’un changement de cet ordre puisse les détruire. Tu restes ma protégée. Ce que je t’impose n’est pas une punition, seulement une responsabilité que tu dois prendre en tant que mestresse.
— Où est-ce que je vais vivre, alors ?
Le baron céda la parole à Selemeg d’un regard.
— Je pense qu’il va de soi que je ne m’occuperai pas de toi personnellement à temps plein. Nous ne nous verrons que pour des évaluations et des sessions intensives ponctuelles. La première année, si tu veux continuer à vivre avec ton fabuleux et à le monter exclusivement, tu vas devoir emménager dans une draconnerie. Il n’y en que trois dans l’Empire. La première est en Réel, la seconde en Li-Horie, la dernière en Khelt. Si tu tiens à vivre sur un domaine privé, il faudra placer Bard en volière. Il y sera entretenu et entrainé, tu pourras le monter souvent, mais il sera aussi mis à disposition d’autres draconniers. Dans tous les cas, tu devras vire à distance raisonnable d’une draconnerie pour y prendre tes leçons quotidiennes. Une fois ta formation terminée, tu seras plus libre de tes mouvements. Tu pourras vivre où bon te semblera tant que tu ne seras pas en mission.
— Je… Il faut que je décide tout de suite ?
— Tu as jusqu’à demain matin.
Selemeg se leva, annonçant son départ.
— Je vous souhaite une agréable soirée.
La formule sonna presque cruelle aux oreilles de la petite fille. Son silence accompagna la sortie du draconnier.
— Je suis fatiguée, prétendit-elle. Je voudrais aller me coucher.
— Hors de question, refusa son tuteur. Tu as une décision à prendre.
— Je suis trop fatiguée pour la prendre.
— Tu ne quitteras pas cette pièce sans l’avoir fait.
Yue soupira de frustration, puis avisa son fabuleux de coin de l’œil, échouant à croiser son regard. Elle se sentit de la colère. Encore une fois, il la fuyait. Yue s’enlaça pour vaincre le sentiment de solitude qui lui donnait subitement froid.
— Qu’est-ce qu’il faut faire pour servir l’Empire ?
— Toute sorte de tâches. Toutes n’impliquent pas de violence. Typiquement, les draconniers sont des messagers, des éclaireurs, des explorateurs ou des sauveteurs. J’insisterai pour que tu n’aies pas de sang sur les mains.
— Ah… Et est-ce que je pourrais rentrer à la maison un jour ? À part pour mes anniversaires ?
— Un jour, oui. Nous en parlerons en temps voulu.
Yue s’enfonça dans une réflexion qui parut durer des heures. Léopold se montra patient.
— Io Ruh… je pourrai la garder avec moi si j’emménage dans une draconnerie ?
— Tu pourras, mais je ne te le recommande pas.
— Pourquoi ?
— Parce que Io Ruh est une jolie jeune femme qui n’a pas appris à dire non et que la plupart des draconniers sont des hommes.
— Je… comprends pas.
— Dis-toi seulement que ton esclave ne serait pas heureuse ailleurs que dans une résidence particulière.
— Et si je ne l’emmène pas ?
— Son entretien sera toujours à ta charge, au sens que je le décompterai du budget que je te consacre, mais tu devras te contenter de services minimums dans la vie de tous les jours en parallèle de tes études.
— Tant pis. J’irai dans une draconnerie en Réel et je laisserai Io Ruh avec vous.
Léopold soupira.
— J’espère que tu te rends compte du sacrifice que tu fais pour un chien qui t’a mordu quand tu as voulu lui offrir une friandise. Je n’approuve pas te décision, mais je t’ai promis de la respecter. À toi d’en récolter les fruits ou d’en assumer les conséquences plus tard.
Sur ces paroles que Yue ne comprit qu’à moitié, le baron quitta la pièce. Lorsque ma présence de Bard se rappelant subitement à sa pensée, elle soupira.
— Pourquoi t’es là, au juste ?
Le fabuleux, dont tous les mots du langage fuyaient la mémoire, peina à articuler sa pensée.
— Je… Je crois que Mestre Selemeg voulait me faire la leçon en personne. Il me réprimandait avant ton arrivée.
Yue n’en pensa rien. Elle en vint à se demander ce qui avait pu motiver une question aussi futile à l’heure où elle venait de perdre un foyer pour la troisième fois en trois ans.
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