I N T E R L O G U E
Ayant dûment daté et référencé la nouvelle entrée de son carnet d’archive, Olesya reporta son attention sur le baron, celui-là qui l’ignorait ouvertement.
— Monsieur Makara.
Cigare à la bouche, il feuilletait son courrier l’air de rien, ou plutôt, l’air d’y chercher une distraction véritable.
— Monsieur Makara, s’il vous plait.
Il leva vers elle un œil injecté, cerné, trahissant un manque de sommeil autant qu’un abus de substance, puis le rebaissa sur sa correspondance. Olesya tâcha d’y voir un signe de bonne foi.
— Nous ne nous sommes plus rencontrés depuis l’automne. L’hiver a été mouvementé. Vous m’accorderez qu’il est plus que temps de mettre à jour votre archive.
— Je ne vous accorde rien, sinon le droit de consulter les documents que j’ai mis à votre disposition.
Sa voix trahissait une sorte de fatigue aussi morale que physique. L’archiviste griffonna un sigle au coin de sa page, signifiant que la personne dont elle recevait un témoignage pouvait se trouver dans un état second.
— La loi nous oblige à avoir cet entretien : celle de ma caste aussi bien que celle de la vôtre. Si vous refusez de me parler, j’en réfèrerai à ma hiérarchie qui en réfèrera à la vôtre… La suite vous sera plus pénible qu’à moi.
Exaspéré, il souffla un nuage âcre.
— Vous aviez cessé de fumer, je crois. Quand avez-vous repris cette habitude ?
— Je n’ai jamais tout à fait cessé, la détrompa-t-il.
Elle avisa le cendrier, aussi plein de mégots qu’il pouvait en contenir.
— Allons-nous jouer sur les mots ?
Il daigna la regarder une seconde fois.
— Pour la santé de mon épouse du temps qu’elle portait notre enfant, j’avais drastiquement réduit ma consommation de tabac. Vous devez savoir que cette situation est de loin révolue.
— Justement, parlez-m’en. Quels ont été les bouleversements de votre vie ?
Cette question rejeta sur la mémoire du baron des langes imbibés de sang, lui emplit les oreilles de cris d’agonie, et lui incendia les artères de rage. Tout s’était passé en moins d’une heure. Il écrasa son cigare.
— Savez-vous en quoi consistent les trois jours de l’Équinoxe dans la tradition tulis ?
— Absolument. Le premier est jour de célébration, le deuxième est celui de charité, qui réunit la noblesse et le peuple, le troisième est celui de renouveau, qui marque le vrai commencent du printemps. Ce jour-là, les Conseillers du roi et l’Assemblée des Jarls se réunissent pour parler de l’avenir de la nation tandis que les civils prennent d’importantes résolutions, tels que l’entrée en ménage ou le changement de carrière.
— Exact. Cette année, Le Conseil et l’Assemblée ont voté l’intronisation anticipée de mon oncle ainsi qu’un nouvel ordre de succession qui m’a fait tomber au-dessous du rang de prince ; ce que vous auriez su en vous donnant la peine de consulter les documents prévus à cet effet.
— Je les lirai une fois l’entrevue terminée pour compléter mes notes. Je relirai aussi les retranscriptions de mes collègues du Nord, alors seulement, je mettrai à jour votre archive. Navrée que vous ayez perdu votre titre. Que s’est-il passé d’autre ?
— J’ai renoncé au tutorat de ma protégée qui vit maintenant à Haye-Nan où elle étudie la draconnerie. J’ai aussi adopté ma fille, qui est en pension permanente au Collège Impérial.
— Ce sont de prestigieuses affectations.
— Le mérite n’y est pas autant que le népotisme.
— Ravie de constater que le deuil ne vous a pas enlevé votre piquant.
Un silence passa, pesant.
— Denève est morte, poursuivit Léopold. Vous ne l’ignorez pas, personne ne l’ignore. Elle a enfanté dans la douleur un petit être malingre, incapable de prendre son premier souffle à la section du cordon. Ce… cadavre… l’a déchirée de l’intérieur. Elle s’est vidée de son sang en quelques minutes. Depuis, je suis veuf.
— Mes condoléances. Je me permets de vous faire savoir qu’en qualité d’époux, vous avez droit de réclamer une copie de l’archive de Feue Madame Makara. Celle-ci est très complète, quoi qu’elle soit de petite naissance.
— Avons-nous fini ?
— Les grandes lignes y sont à peine. Vous devez vous douter qu’il y manque beaucoup.
— Faut-il vous décrire le détail de l’agonie de ma femme pour vous contenter ?
— Inutile. Si vous parliez plutôt de votre fils ? Par quel miracle un mort-né est-il vivant aujourd’hui ?
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