79.1

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Haye-Nan donnait l’impression d’une ville bâtie sur une ville. Les bâtiments s’y chevauchaient en un conglomérat architectural complexe que d’innombrables passerelles et escaliers traversaient. Cette capitale grouillait d’une vie bruyante et colorée. Le commerce florissait jusque dans les rues et sur les balcons communaux que se disputaient les colporteurs, les cuisines ambulantes et les amuseurs publics. Malgré la nuit, un monde fou battait la chaussée, ainsi que les ponts supérieurs. La profusion de lampadaires et de façades illuminées permettait à toutes sortes d’activités de se poursuivre jusque tard après le coucher du soleil.

Fatigué par une longue journée de commissions, Bard se démenait pour suivre Io Ruh dans la foule du centre. Elle y circulait comme un courant d’air tandis que le fabuleux peinait à ne pas emboutir le tout-venant.

Ensemble ou presque, ils longeaient une allée pentue que partageait une rangée d’arbres. D’imposants grelots en décoraient les branches, pareils à des fruits mûrs. Le vent en jouait, mélodie abstraite, caractéristique du quartier des textiles.

— Une fois que nous aurons récupéré les robes d’été de la mestresse, nous pourrons rentrer, annonça Io Ruh.

— Tu penses qu’elle les portera ? J’ai l’impression qu’elle s’est lassée de jouer les nobles depuis quelques temps.

Io Ruh fronça se renfrogna.

— Surveille tes paroles. Et pour l’honneur de notre maison, ne commets surtout pas d’impair en présence de dame Ni He ou de ses clientes. Son atelier est extrêmement renommé. Toutes les nobles du pays possèdent des vêtements de sa facture. Si tu te permettais de tenir des propos subversifs chez elle, tu pourrais nuire à la réputation de notre mestresse.

— Je ne suis pas assez stupide pour m’oublier à ce point.

— Il t’arrive d’être négligent. Souviens-toi au moins des règles de base : ne prend pas la parole…

— … sans être interrogé, ânonna-t-il, mes réponses doivent être concises et claires. Ma posture doit être soignée, mon regard doit être fixe, ma marque visible.

— Au moindre écart, j’insisterai pour que tu sois puni, prévint-elle.

Il souffla, agacé par cette gronderie infantilisante.

— Je n’ai pas l’intention de faire honte à notre mestresse ou de manquer de respect à dame Ni He. Je serai sage.

— Irréprochable, insista-t-elle.

— Irréprochable, promit-il.

Leur destination n’était plus qu’à un battement de porte : impossible à manquer de par ses dimensions palatiales.

L’atelier de dame Ni He tenait du musée. La soie y décorait les murs à la façon de grandes toiles tandis que les créations de la maison habillaient d’augustes statues ou pendaient à de hautes tringles pour mieux faire voir la longueur d’une manche, le détail d’une broderie, ou l’éclat d’une dorure. Un savant jeu de parois occultantes fragmentait l’espace d’exposition pour mieux mettre chaque pièce en valeur. L’atelier ne proposait que des modèles uniques.

À mesure qu’il découvrait ce sanctuaire de l’élégance vestimentaire, Bard réalisait qu’il ne lui avait fallu qu’une seconde pour manquer à sa parole. Chaque étoffe, chaque accessoire, chaque composition le captivait, de sorte qu’il ne soignait plus ni l’expression de son visage ni la discrétion de ses œillades. Il se ressaisit tout juste à temps pour éviter d’écrasée la main d’une couturière, occupée à rectifier l’ourlet d’une jupe. Celle-ci s’inclina front à terre, comme si la faute, jugée grave, lui revenait entièrement.

Bard s’avisa de ne rien tenter pour la déculpabiliser, conscient que ses efforts pourraient s’avérer contreproductifs en plus d’attirer l’attention. Il se donna l’air de ne pas l’avoir remarquée et alla se ranger dans un coin d’où il décida de ne plus bouger.

Une femme d’un grand âge et de prestance égale vint aux devant d’eux, toute couverte de soie fine et d’ornements. Dame Ni He, devina Bard. La mestresse les accueillit avec politesse, d’autant qu’il put en juger. La suite de la conversation lui échappa absolument. Un jour où l’autre, il devrait se décider à apprendre la langue locale.

Au bout de quelques minutes, une employée leur présenta toute une garde-robe telle que ne devaient en posséder que les nobles les plus riches du pays, le tout assorti de chaussures et de suppléments divers tels qu’ombrelles, éventails, coiffes et petits mouchoirs brodés.

Cet étalage attira l’attention de quelques autres clientes, grandes dames ou petites servantes, qui s’attardèrent plus ou moins longtemps autour. Quatre d’entre elles en particulier paraissaient subjuguées par cette apparition, qu’elles fixèrent résolument et intensément tout le temps qu’elle dura. Bard en vint à trouver leur intérêt suspect.

Une fois les tenues passées en revue, bon de commande à l’appui, une autre employée de l’atelier se chargea d’en faire des paquets pour le transport.

Sitôt que dame Ni He s’en fut allée vers d’autres clientes, le quartet de curieuses fondit sur Io Ruh pour lui parler toute à la fois. Leur brusquerie effraya légitimement la servante.

La voyant acculée, inquiet de ce que pouvaient lui vouloir des inconnues si empressées, Bard hésita entre s’interposer et attendre un éventuel appel à l’aide. Il craignait d’envenimer une situation qu’il ne comprenait pas tout à fait. Il tendit l’oreille en quête du plus petit mot accessible à son vocabulaire sans en entendre aucun.

Une des importunes, plus envahissante que les autres, s’avisa de d’effleurer une mèche de cheveux à Io Ruh, un sourire doucereux sur le visage, puis de passer la main sur sa manche comme pour en éprouver le tissu.

Mettant fin à leur interaction étrange, les paquets revinrent près à être emportés. Il fallut accuser réception, saluer dame Ni He, puis partir.

Io Ruh ne se plaignit de rien. Lors, Bard crut l’incident clos.

Les rues se dépeuplaient et s’assombrissaient à mesure qu’ils s’éloignaient du centre : les abords de la draconnerie n’attiraient pas foule de civils.

Monsieur Qim, un vieil homme plein de santé et de mémoire, tenait les registres à sa loge de gardien. Il fit entrer les deux esclaves sans trop s’attarder sur l’inspection de leur laissez-passer ; il savait par cœur qui sortait quand et pourquoi. En l’occurrence, Io Ruh et Bard quittaient en fin de matinée tous les dix jours – voire une fois de temps à autre à la mi-décan – pour ne revenir que tard le soir et affreusement chargés.

Vue de l’intérieur, la draconnerie d’Haye-Nan pouvait passer pour un village à part entière. Sa structure ordonnée jurait avec celle des quartiers civils loin desquels elle s’implantait. Les sols y étaient à niveau, les revêtements uniformes, les allées droites ; une signalétique rigoureuse les identifiait, de sorte que nul ne pouvait réellement s’y perdre malgré la superficie monstrueuse de l’ensemble. Ils s’y alignaient de longs bâtiments chapeautés de tuiles, tous égaux en dimensions. Le logement de Yue se trouvait au quatrième étage d’une unité d’habitations réservée aux nobles et aux officiers, ce qui n’arrangeai pas ses esclaves lorsqu’ils rentraient aussi chargés que ce soir-là.

— Il faudra vite déballer les vêtements de la mestresse, préconisa Io Ruh en atteignant leur pallier, sans quoi ils imprimeront le pli.

Sa voix tremblait et Bard réalisait subitement qu’elle n’avait plus parlé depuis le quartier des textiles. En repensant à leur étape, il comprit que ce qu’il avait pris pour un non-évènement l’avait profondément troublée.

— Ces filles, chez dame Ni He… qu’est-ce qu’elles te voulaient, exactement ?

— Rien d’important.

Incrédule, il haussa un sourcil.

— Est-ce que je dois en parler à Yue ?

— Non. Surtout pas.

— Ce n’est pas important, mais je ne dois surtout pas en parler à Yue. Aucun doute, tu me prends pour un idiot.

— Finissons notre journée rapidement, s’il te plait, esquiva-t-elle. Je suis fatiguée.


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