80.1

4 minutes de lecture

Loug Psàr arrivait presque toujours premier en salle de cours, à plus forte raison les jours de restitution de travaux. En l’occurrence, il était particulièrement fier des douze entrées de bestiaires sur lesquelles il travaillait depuis trois lunes. Il tenait à les remettre au plus vite ; rares étaient les occasions où ses talents de dessinateur pouvait lui profiter dans le cadre de sa formation.

Ce matin-là, il eut la mauvaise surprise de constater qu’il avait été devancé, pas par l’un de ses concurrents habituels mais par la moins crédible d’entre tous les aspirants draconniers d’Haye-Nan.

Arrivée avec quelques décans de retard sur l’année, Yue Sans-nom-de-famille avait dix ou onze ans mais en paraissait huit. Loug avait commencé par croire à une blague de mauvais goût lorsqu’elle avait pointé le bout de ses couettes en cours de stratégie territoriale, la première fois. Toute une saison s’était écoulée depuis et la plaisanterie virait à l’insulte.

— Salut, jeta Loug en prenant sa place. C’est la première fois que t’es aussi en avance, non ?

Mains jointes sur sa table, Yue ne bougea pas et ne lui parla pas.

— Tu… vas… bien ?

— Je ne parle pas aux inconnus.

— Ah…

Sa voix lui rendait les quelques ans que son physique lui amputait, du admettre Loug. Yue Sans-nom-de-famille sonnait presque comme une adulte.

— Tu ne dois pas avoir beaucoup d’amis si tu ne parles jamais à personne que tu ne connais pas.

Il parut clair qu’elle l’ignorait délibérément, figée dans son immobilité parfaite à en être effrayante. Loug en profita pour la détailler de haut en bas. Son uniforme était impeccable de propreté, sans in faux pli – à se demander s’ils recevaient la même formation.

La petite poupée déguisée en soldat ne s’entrainait pas avec ses pairs, mais sous la supervision d’un officier supérieur mobilisé pour ses beaux yeux dépareillés. La rumeur attribuait foule de raisons à ce traitement particulier. La plus populaire voulait que Yue fût la fille d’un officier gradé – raison pour laquelle son nom serait tenu secret – qui se servirait plus ou moins de la draconnerie comme d’une garderie dans l’espoir de faire naître une vocation chez elle.

Quel joli conte…

Pour sa part, Loug se l’imaginait plutôt orpheline de guerre d’un noble, sans doute bâtarde, refourguée à l’empire avec un dixième de ce que les enfants légitimes de son géniteur touchaient.

La jalousait-il ? Oui. Quitte à être orphelin, il aurait préféré être celui d’un coureur riche à million que celui d’un vieux paysan criblé de dettes. Yue Sans-nom-de-famille possédait son propre dragon, lui ne possédait qu’une paire de chaussure. Et c’était là le drame de son existence.

— Arrête de me regarder.

Loug baissa les yeux, puis les releva, vexé de s’être soumis aussi facilement. Par défi, il la fixa dix seconde de plus par pur défi avant d’ouvrir un livre et de faire mine s’y plonger. Il se félicita d’avoir l’air plus studieux que Yue Sans-nom-de-famille, ce faisant.

Pour avoir aperçu des pages de son écriture une ou deux fois, Loug la soupçonnait même d’être plutôt mal dotée en matière d’intelligence ou de n’avoir appris le réel que très récemment.

— Tu as grandis ici ? s’entendit-il demander.

Yue l’ignora. Il se sentit aussi stupide que s’il venait de mettre sa main au feu s’assurer qu’il le brûlerait.

Au fond, une part de lui espérait pourvoir s’en faire une amie un jour ; pas pour le plaisir de sa non-conversation ou le charme de son air hautain, mais pour la même raison qu’il lui enviait sa naissance : les privilèges qui allaient avec.

Depuis le début de sa formation, Loug avait un mal à se mettre des dragons à disposition pour s’acquitter de ses heures de vols réglementaire. Ceux qui disposaient de leur propre monture n’avaient pas ce problème – par extension, leurs amis non plus.

Question : comment devenir l’ami d’un noble sans l’être soi-même ?

Loug savait que beaucoup d’entre eux avaient les corvées en horreur, que d’autres avaient besoin d’une forme de soutien académique qui confinait à la tricherie et que d’autres encore trouvaient leur lits trop froid la nuit… Il fallait susurrer le bon langage aux bonnes personnes, à supposer qu’ils n’aient pas déjà les oreilles saturées.

Question suivante : quel langage susurrer à une oreille de marbre qui ne parle pas aux inconnus ?

Quelqu’un entra, arrachant Loug à ses pensées ; pas un aspirant, mais un esclave : celui de Yue. Son dragon pouvait revêtir forme humaine, ou peut-être son fabuleux pouvait-il revêtir la forme d’un dragon. Toujours est-il qu’il transportait un cahier fin que Loug reconnut comme le support mis vierge à leur disposition pour leur devoir à rendre.

— Ma mestresse est partie tellement vite et tellement en colère qu’elle a oublié son travail. Je me suis permis de le rapporter pour lui éviter rentrer furieuse.

Il parlait bas, mais pas suffisamment pour échapper Loug de l’entendre.

— Merci, grommela la fille.

— Toujours d’accord pour j’aille me faire ausculter sans ma mestresse ? Il était question d’une procuration.

Yue tira une chaine de sous son col et la retira tout à fait pour la tendre à son esclave. Une clef pendait au bout.

— Prends-la.

Le fabuleux eut l’air choqué.

— Que je prenne… la marque de noblesse de ma mestresse ?

— Oui. Ça a beaucoup plus de valeur qu’un bout de papier, personne ne t’embêtera si tu l’as. Tu me la rendras plus tard. J’ai pas envie de discuter alors fais ce que je te dis.

Son esclave lui obéit.

Et le feu ne brûle, jusque-là, rien de nouveau.

À quatorze ans et pour ne jamais s’être fait appelé mestre, Loug trouvait rageant qu’une petite fille ait un homme plus âgé que lui pour esclave, fut-il fabuleux. Yue Sans-nom-de-famille vivait vraiment dans un monde à part.

Loug se concentra sur son manuel de sciences supranaturelles, pour le lire cette fois : Ils étudiaient les chimères sous-marines, ce décan, en préparation d’un exercice pratique en mer qu’il appréhendait beaucoup.

— Tu sais bien nager, toi ?

Mépris. Mutisme. Misère. Le feu, ça brûle, Loug !

Annotations

Vous aimez lire Ana F. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0