84.3
Enfant, Io Ruh avait eu de mal à se faire un entourage. Son obéissance trop scrupuleuse l’avait tenue à l’écart de tous les amusements des élèves de son âge. Ne pas parler pour se distraire, ne pas courir en dehors des heures consacrées à l’exercice physique, ne pas se disperser pendant les exercices de groupe ou traîner entre les leçons… Le temps libre ne devait pas servir à s’étourdir mais à s’étourdir, mais à renforcer des connaissances, cultiver des talents particuliers, produire du bien… l’art de la conversation étant bien moins valorisé que les autres, le vocabulaire de Io Ruh s’était longtemps résumé à des formules de politesses et à leurs traductions en réel. Ma Han avait été la première à lui parler vraiment.
Tout avait commencé par un travail, leur premier à l’extérieur de l’institut. Ma Han et Io Ruh avaient été placées sous la tutelle d’une élève plus âgée pour effectuer quelques ménages rémunérés dans les environs pendant un décan. À la fin de leur apprentissage, il leur avait été demandé de composer une lettre de remerciement à l’adresse de leur mentor. Io Ruh se souvenait encore vivement de son dénuement face à la page blanche. Personne ne lui avait encore appris à composer ce genre de texte. Seule elle n’aurait su que paraphraser la consigne.
Alors Ma Han avait pris les devants, spontanément, facilement. Io Ruh n’avait eu qu’à s’occuper la calligraphie : le plaisir sans la peine. Ç’avait été le commencement d’une amitié improbable, compte tenu de la popularité dont jouissait Ma Han en parallèle : popularité grâce à laquelle Io Ruh avait noué presque tous ses autres liens de camaraderie par la suite.
Pourquoi Io Ruh ne parvenait-elle pas à ressusciter le sentiment d’accomplissement que cela lui avait conféré à l’époque ? Pourquoi n’arrivait-elle pas à trouver de réconfort dans le sourire inchangé de sa première amie ? À penser à autre chose que les inconvénients de leur proximité passée ? Les heures de sommeil perdues, les corvées bâclées et sanctionnées, les remontrances pour inattention… Et cette image, la dernière : l’attelage des Qilin parti sans elle.
Pas d’explication. Pas d’au revoir. Deux ans encore à attendre et à craindre que le boucher ne vînt l’acheter pour en faire sa concubine.
— Ta mestresse serait-elle d’accord pour que je t’offre un cadeau ? proposa subitement Ma Han.
Io Ruh se rendit compte qu’elle ne l’écoutait presque plus depuis plusieurs minutes et rougit de son impolitesse. Elle avala une gorgée de thé malgré les protestations de sa gorge nouée pour se redonner contenance.
— Je ne saurais parler en son nom. Une telle question doit lui être posée à elle.
— Ne sois pas si formelle ! Tu dois bien la connaître assez pour te faire une idée de ce qu’elle pense. Je ne veux pas te mettre dans une position délicate. Si je dois passer par elle pour t’offrir un cadeau, je le ferai, mais pas si elle doit te le confisquer juste après ou te faire la leçon.
— Ma mestresse ne m’a jamais rien confisqué, s’offusqua Io Ruh. Elle ne me réprimanderai pas pour une raison si futile.
— Il n’y a aucun problème, donc ? conclut Ma Han d’un ton presque moqueur.
Levée d’un bond, elle alla tirer d’une armoire une petite cassette en bois de rose. La vaisselle fut repoussée sans ménagement pour lui aménager une place sur leur table étroite.
— Voilà pour toi ! À la minute où j’ai su que nous allions nous revoir, j’ai tout de suite pensé qu’il fallait que tu aies ce coffret. Je suis sûre qu’il va te plaire !
— Je te remercie, mais il faut tout de même que je passe par ma mestresse pour le recevoir.
— Je sais, je sais, mais tu peux bien l’ouvrir, non ?
Io Ruh le pouvait, oui. Inexplicablement, une part d’elle ne le voulait pas ; une part rongée par un mauvais pressentiment qu’elle refusait d’interroger, comme celui qui l’avait poussé à exagérer la sévérité de sa mestresse. Pour ne pas répéter une erreur qui lui pesait encore, elle dut se faire violence. Le coffret ne contenait probablement qu’un assortiment de pinceaux ou une pierre à encre, sa passion pour la calligraphie étant une des seules choses dont Ma Han pouvait être sûre.
Le fermoir crissa, les gongs grincèrent et les traits de Io Ruh s’affaissèrent.
Du fil.
Des bobines de fils colorés et irisés, étroitement serrées sur une petite pile de carrés de soie, le tout complété par un assortiment de ciseaux, aiguilles et autres dés à coudre qui sentaient à la fois le neuf et le renfermé.
— Alors ? Qu’en penses-tu ?
— Je suis confuse. Je me demande en quoi un nécessaire de broderie a pu te faire penser à moi.
— Tu te le demandes ? Tu avais tellement de mouchoirs brodés, à l’époque ! Tu m’en as même offert un avec les caractères Nature Bienfaisante que tu avais brodé avec tes propres cheveux le jour de mon départ.
Un étourdissement fit vaciller Io Ruh, qui en croyait à peine ses oreilles.
— Je n’ai jamais maitrisé que quelques points de broderie rudimentaires. J’avais horreur des travaux d’aiguille, j’y passais du temps pour m’améliorer malgré moi. Je ne brodais que des caractères, en fil noir sur du coton blanc, dans l’espoir que ma passion pour la calligraphie m’aide à surmonter mon aversion. J’utilisais mes cheveux quand je n’avais plus de fil à disposition. Je me souviens parfaitement du mouchoir dont tu parles. Il était destiné à dame Ye Sol. Je te l’avais confié pour que tu le lui donnes de ma part quand j’ai su qu’elle t’achetait. Nature Bienfaisante, car elle faisait le bien sans effort et que la nature la rendait heureuse. Je ne savais pas broder de jolies fleurs, alors je…
Un soupir bruyant l’interrompit.
— Tu me parles d’une histoire vieille de quatre ans ! Inutile de t’emporter pour un détail. Que ce mouchoir ait été pour moi ou pour ma mestresse, quelle différence ? Tu dis toi-même que nous ne possédons rien, non ? Et pour la broderie, comment voulais-tu que je devine que tu la pratiquais malgré toi ? Tu me disais à peine dix mots par jours. Tu devrais me remercier d’avoir au moins pensé à toi, au lieu de chercher des raisons de me faire des reproches.
La gorge déjà obstruée de Io Ruh se serra au point de ne plus laisser passer d’air. L’odeur étouffante du bois de santal, dont un bâton brulait près d’elle, l’irrita jusqu’au fond des poumons lorsqu’elle inspira par le nez pour ne pas étouffer.
— Je te présente mes excuses, Ma Han, ânonna-t-elle. Je n’avais pas l’intention de te contrarier. Tu es bonne d’avoir voulu me faire un cadeau, mais je ne le mérite pas. Qui plus est, je me sens nauséeuse. Je ferais mieux d’aller prendre l’air.
Sans attendre l’aval de son hôte, Io Ruh vida son siège, exécuta une révérence et s’esquiva.
La pluie tombait drue sur la cour intérieure de dame Ye Sol. Assourdie par l’intempérie, aveuglée par les larmes, Io Ruh dégorgea un jet frelaté de thé au jasmin, de gâteau au miel et de bile.
☼
Prendre le thé avec la cadette des Qilin s’avérait plus facile qu’escompté pour Yue. Leur différence d’âge et d’éducation s’était laissée surmontée sans en avoir l’air. Au fil de leur conversation, elles s’étaient même découvertes un intérêt commun pour la composition florale. Ye Sol se Aussi, Ye Sol proposa à son invitée de se mettre d’accord sur quelles fleurs placer dans un vase de la chambre laissée vide par des anémones fanées l’avant-veille. Cette activité les aida à faire plus ample connaissance.
Ye Sol expliqua d’abord à Yue que son initiative de transformer sa chambre en jardin botanique découlait du handicap que constituait sa santé fragile. Une maladie touchait ses muscles, lui interdisant les longues marches et efforts intenses. Pour ne pas perdre le moral les jours où ses forces ne pouvaient la porter que sur quelques pas, elle s’était donnée les moyens de veiller quotidiennement sur ses plants préférés sans beaucoup s’éloigner de son lit.
Son inclinaison pour le monde végétal lui était innée, de ses propres dire, et son rêve de toujours consistait à fonder la première Maison de Collection entièrement consacrée au chimères végétales. Dans cette optique, elle étudiait les sciences naturelles et arcaniques assidument depuis dix ans déjà.
Quant à Ye Sol, qui avait vu peu de pays, les récits de voyage de Yue la ravirent autant que ceux de ses prouesses athlétiques la sidérèrent.
— Vous semblez avec vécu plusieurs vies en moins de temps que n’a duré la mienne. N’êtes-vous jamais étourdie par ce quotidien si effréné ?
Une traduction fut nécessaire. Les progrès de Yue en xe-en n’étaient pas tels qu’elle comprenait des termes dont le sens lui échappait ponctuellement en Réel.
— Je suis… un peu fatiguée, parfois, avoua-t-elle ensuite. Je voudrais pouvoir rentrer chez moi, un jour. Je voudrais parler à mon…
Le mot père lui venait. Sa propre confusion la troubla. Celui de tuteur le supplanta momentanément, un peu moins faux que le précédent mais faux en dépit de tout. Pourquoi ceux de mécène ou de gestionnaire de bien refusaient de se présenter à sa mémoire ?
— J’aimerais rentrer sur les terres de Mestre Makara, reformula-t-elle.
— Ne le pouvez-vous pas ?
— Pas pour le moment, non. Peut-être jamais, en fait… Si j’avais été plus sage, j’aurais eu droit à plus, mais je suis…
La liste des reproches que le baron lui adressait ordinairement– indisciplinée, inintelligente, impertinente – manquait aussi à son vocabulaire. Sans doute pour le mieux.
— … moi, conclut-elle. Je le mets en colère tout le temps. Je crois qu’il ne veut plus me voir depuis que j’ai refusé de m’excuser pour une bêtise.
— Il n’est peut-être pas trop tard ?
— Si, il est trop tard. Les morts sont morts, ils ne peuvent pas pardonner.
Ye Sol faillit tailler dans son gant au lieu de la tige que visait son sécateur.
— Je… J’ai le sentiment que ce sujet vous bouleverse. Je regrette de l’avoir abordé si légèrement. Changeons de conversation, j’aimerais vous voir sourire au moins une fois aujourd’hui.
Au moins une fois ? Yue souriait-elle si peu, elle qui s’entendait dire à longueur de journée que son visage était trop expressif ?
— Vous ne m’avez pas encore dit ce que vous pensiez de mes desserts. Sont-ils à votre goût ?
— Ils le sont. Merci.
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