87.3
Sa voix sonna doux, presque timide. Il sembla à Io Ruh qu’elle n’avait plus senti de telle vulnérabilité chez sa mestresse depuis le jour de leur rencontre. Ce jour-là, la mort d’Emaëra Adade lui avait été annoncée et la présence de Io Ruh avait eu l’air de l’intimider autant que la réciproque dès qu’elles avaient été seules.
— Lève-toi et entre, reprit Yue, plus impérieuse.
Revenue de sa surprise et pressée par l’ordre, Io Ruh mobilisa toute ses forces pour se lever. Sortir de sa position s’avéra plus difficile que de la maintenir.
À l’intérieur, le désordre avait évolué : le contenu du placard interdit ne s’étalait plus autour du lit, mais l’uniforme usé de Yue trainait au fond de la pièce, jeté sur ses bottes, ses tiroirs avaient été retournés, visiblement pour trouver l’ensemble de nuit qu’elle revêtait. L’empreinte de petits pieds moite courrait de la salle d’eau jusqu’à la table du dessous de laquelle tous les coussins avaient été tirés.
Yue savait se débrouiller seule dans une certaine mesure, mais n’avait pas tout à fait le sens de l’ordre. Ce défaut seyait à une aspirante. Cette pensée ne fut qu’une distraction trop courte à Io Ruh. Elle grimaça en revenant à la réalité.
— Soigne-toi, si t’as mal, préconisa sa mestresse en prenant sa place habituelle.
Le nécessaire de soin avait été sorti et posé entre les coussins éparpillés. Renonçant à tout maintient, Io Ruh s’installa les jambes tendues vers le mur pour y laisser courir les fourmis, puis déboutonna le bas de sa jupe pour mettre à jour ses genoux bleuis et y appliquer du baume.
— J’aurais dû faire installer un verrou à ce placard il y a longtemps, se reprocha alors Yue. J’aurais moins de solutions à trouver si je savais empêcher les problèmes. Je sais que Monsieur Makara dit qu’un mestre ne doit pas faire ça, mais je te demande pardon. Ça fait deux fois que je te crie dessus et que je te punis pour un truc pas tellement grave. Je crois que je sais pas réfléchir quand je suis en colère. J’espère que tu m’en voudras pas trop longtemps.
En temps normal, Io Ruh se serait sentie honorée, voire gênée de recevoir des excuses de sa mestresse. Si sa punition avait été levée au départ du commandant Klalade, songeait-elle, il en aurait été de même cette fois-ci ; mais la courte minute pendant laquelle la porte s’était refermée sur sa détresse avait brisé sa dévotion en quelque endroit. Une idée nouvelle s’emparait d’elle : celle que sans être le monstre que Ma Han décrivait, ni le tyran en devenir que le commandant Klalade redoutait, sa mestresse pouvait être injuste.
Io Ruh n’avait pas choisi de travailler avec Ma Han. Elle avait même manqué à sa réserve habituelle pour parler contre elle. Ses consignes auraient dû suffire à prévenir le désastre si elles avaient été écoutées et toute justification lui avait été refusée.
Un mestre est juste pour ce qu’il est la loi de sa maison, lui avait-on apprit. Et ces mots sonnaient subitement faux.
— Je crois… Je crois que j’en voudrais à ma mestresse aussi longtemps que marcher me sera difficile, avoua-t-elle. J’ai besoin d’être valide pour la servir correctement.
Io Ruh n’en croyait pas ses propres oreilles. Son cœur s’emballait à mesure qu’elle réalisait ce qu’elle venait de dire. Perdu pour perdu et au risque de devoir retourner s’agenouiller dehors, elle poursuivit :
— Ma mestresse me reproche toujours de ne pas lui dire ma pensée, mais aujourd’hui, elle n’a pas voulu écouter un mot de ce que j’avais à lui dire. Je suis déçue dans l’estime que j’avais de ma mestresse avant ce soir. Qu’elle ne sache pas toujours quoi faire m’est égal, à moi. Cela me suffit qu’elle essaie, car je respecte ses efforts. J’aimerais qu’elle respecte aussi les miens.
Un long silence s’appesantit sur la fin de sa tirade, rythmé par le sang qui lui pulsait furieusement dans les veines.
Beaucoup s’accordaient à dire de Yue que ses traits pouvaient être singulièrement expressifs. Lorsque Io Ruh osa enfin tourner la tête vers sa mestresse, elle put le constater. Sans savoir précisément quelle émotion associer à quelle ligne de son visage, elle vit la confusion, le doute, la honte, l’affliction… moins de vexation et de colère qu’escomptées.
Ses lèvres restaient figées, entrouvertes sur une absence de mots. L’attente devint vite insupportable.
— Compris, finit-elle par articuler.
Yue se leva, raide, puis disparut derrière les panneaux de sa chambre. Bientôt, il fut évident qu’elle se couchait pour la nuit.
La culpabilité eut vite raison de tous les autres sentiments qui avait pu agiter Io Ruh. N’avait-elle pas été injuste, à son tour, de dramatiser ses pauvres petites contusions à l’heure où sa mestresse devait assimiler la perte d’un objet si cher à son cœur ?
La nuit fut longue, peuplée de rumination inutiles et de souvenirs amers. Point de sommeil malgré l’épuisement. Point d’appétit malgré la faim. Ce fut en vain qu’elle étendit son futon.
Il fut facile de perdre la notion du temps passé l’heure du couvre-feu. Les minutes s’écoulèrent par dizaines entre ses pensées parasites. Lorsque la lumière que filtrait les volets de papier se fit plus chaude, Io Ruh se demanda comment aborder le jour qui se levait. Que pouvait-elle en attendre ? Il arrivait à Yue et Bard de s’ignorer plusieurs jours d’affilée suite à une conversation difficile. Io Ruh devait-elle s’attendre à ce que sa mestresse ne lui adressât plus la parole ?
Du bruit.
Io Ruh écouta, s’efforçant de deviner l’activité qu’il trahissait, puis se hissa sur ses coudes en entendant s’ouvrir la chambre.
Couchée tôt, puis levée tôt, Yue avait eu la chance de dormir son content et le temps de s’habiller. L’eau de la toilette couplée à la fraicheur du matin lui rosissait les joues, ou était-ce autre chose ?
La mestresse vint s’assoir près de son esclave, au bord du couchage, puis tendis une brosse, un flacon d’huile capillaire ainsi qu’une boite de ruban et d’épingle. Les trois objets débordaient de ses mains minuscules. Io Ruh les recueillit au creux des siennes par réflexe.
— Tu peux me coiffer, s’il te plait ?
Encore cette voix d’enfant. Avec le recul, elle sonnait plus naturelle que la voix prématurément grave que Yue articulait au quotidien.
— Tout de suite, Mestresse.
Io Ruh se mit à l’œuvre, appliquée, mais perplexe. Le quotidien devait-il simplement reprendre sans que les propos de la veille ne soient plus évoqués ?
— Je voulais pas te décevoir, fit subitement Yue. Je peux pas te dire que je le ferais plus. Je crois que je le fais souvent avec plein de gens. Je vais prendre pleins de mauvaises décisions, encore. J’en prends tout le temps. Ça fait que deux ans que j’apprends à être mestresse. Toi, tu as appris toute ta vie à servir et t’es plus grande que moi. T’as le droit de me dire quand je fais n’importe quoi. Mestre Makara t’a choisie parce que t’es tout le contraire de moi. T’es compétente et intelligente, et sage, alors je crois que c’est… contreproductif, on dit ? C’est contreproductif si tu m’obéis trop.
Io Ruh se sentit gênée, autant qu’elle se serait attendue à l’être la veille. Les mots lui manquaient. Aussi, elle se concentra sur la coiffure.
— Et aussi… reprit Yue, c’est pas à cause de toi ou à cause de Ma Han si mon carrousel est cassé. Il l’était déjà avant qu’on arrive à Haye-Nan. J’ai seulement ramassé les morceaux avant de partir, mais je veux surtout pas les perdre ou qu’ils se cassent encore plus.
Une ride creusa le front de l’esclave. Le carrousel n’avait effectivement pas quitté son écrin de puis Skal. N’avait-il contenu que des débris tout ce temps ?
— Qu’est-il arrivé ?
— Mestre Makara s’est mis en colère. À cause du bébé, je crois.
— À cause… du bébé ?
— Oui. Le bébé de Madame Makara, qu’elle a eu avant de mourir. Je l’ai pris dans mes bras quand il dormait et ça l’a réveillé. Il pleurait tellement fort que Mestre Makara s’est mis en colère et… je me souviens pas bien de tout, juste qu’à un moment, il a jeté le carrousel par terre.
Yue passa une main sur ses cheveux plaqués pour en apprécier le velouté tandis que sa servante achevait la coiffure.
— Il a dit que j’étais stupide, que je gâchais tous ses efforts et que je méritais pas d’être…
Le soupir qui lui échappa trembla à la façon d’un sanglot.
— Je vais chercher Bard, décida-t-elle en se levant, d’une voix faussement enjouée. Il me manque, pas toi ?
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