88.2
Yue ne tenait pas à retourner en classe avant d’être sûre que tout irait bien pour Bard. Un des rares privilèges que le baron ne lui avait jamais refusé était celui de veiller ses esclaves malades et de s’investir dans leurs soins. En l’occurrence, toutefois, l’Ordre se souciait moins de ses principes que de l’avancement de sa formation. Sans doute pouvait-elle déjà s’estimer heureuse que quelqu’un de compétent se disposât à rester au chevet de son fabuleux.
— Je peux lui dire au revoir ? pria-t-elle.
— Je n’y vois pas d’inconvénients.
Elle sauta à bas de sa chaise et alla serrer à deux mains celle de Bard, restée rugueuse d’écailles et chaude. Lors, il lui sembla presque entendre le fabuleux se plaindre de ses mains toujours trop froides et du frissons désagréables qu’elles lui donnaient toujours lorsqu’elle le touchait à l’improviste.
— Repose-toi bien, souffla-t-elle. Tu vas aller mieux bientôt, je te le promets.
Yue se trouva à la fois stupide et coupable de s’entendre mentir, mais il lui semblait que les adultes tenaient souvent ce genre de propos sans savoir si le futur leur donnerait raison ou tort. Or, imiter les adultes lui plaisait mieux qu’admettre son impuissance d’enfant ignorante.
Ses doigts remontèrent le bras de Bard, puis s’attardèrent sur son front en une caresse bienveillante. Ses sourcils étaient crispés au-dessus de ses yeux restés ouverts sur le feu qui les faisait briller.
— Je reviens te voir bientôt, conclut-elle.
— Yue, l’interpella le professeur, partiellement absorbé par le dossier qu’il tenait, avant que tu partes, j’aimerais te demander : tu as eu le temps de faire examiner ta cheville ?
Le cœur de Yue manqua un battement.
— Pardon ?
— Ta cheville, répéta Xhoga, celle que tu t’es foulée plusieurs fois il y a quelques années. Ton fabuleux m’en avait parlé l’autre jour, je t’en ai glissé un mot dans le rapport qu’il a dû te transmettre. Ai-je eu tort de le lui confier ? Tu ne l’as pas reçu ?
— Je…
Yue se souvint du rapport dont la longueur et l’écriture sinueuse l’avait découragé au premier coup d’œil.
— Si, il me l’a confié, mais j’ai dû… mal le lire. Et il m’a rien dit non plus à ce sujet.
— Étrange. Pourtant, c’est un point important de mon diagnostique sur le problème qu’il avait à l’origine de tout : Je pense que c’est ton asymétrie de force qui induit la sienne. Ton dragon est encore jeune et tu es tout juste assez légère pour le monter. Ses muscles et les tiens sont en plein développement, et ce développement peut facilement être compromis.
— Je ne suis pas asymétrique ou compromise, se vexa-t-elle. J’arrive à écrire avec les deux mains, et j’ai autant d’équilibre sur un pied que sur l’autre. Puis j’avais huit ans quand je me suis blessée, ça fait longtemps !
— Pour une blessure mal soignée, les années ne signifient presque rien. Tu n’as jamais mal sans raison apparente le soir quand tu es fatiguée ? Ou des sensations inconfortables ? Est-ce que tu dois éviter d’avoir ta cheville fragile dans certaines positions pour ne pas perdre l’équilibre ?
Yue resta interdite, la bouche ouverte sur une parole qui peinait à prendre forme.
— Je sais que c’est difficile d’admettre que nos corps ont des limites, mais mieux vaut réparer ce qui est réparable avant d’en venir à des mesures extrêmes. J’aurais de la peine de te savoir amputée d’une jambe avant d’avoir vingt ans, tout ça par excès de fierté. Pour ne rien arranger, tu mets ton dragon en danger, et ça, c’est très égoïste.
Yue baissa les yeux, honteuse d’être ainsi accusée. La colère se mêlait à ce sentiment, sans direction. Cet amalgame de sentiment lui écrasait la poitrine.
— Je ne soigne pas les aspirants, reprit Xhoga, seulement les dragons, mais ne te méprend pas, j’ai beaucoup de pouvoir et d’autorité au sein de l’Ordre. Je peux interdire qu’un dragon soit monté, ou interdire à un aspirant, voire à un officier, de monter certaine classe de dragon. Si tu ne fais pas d’efforts pour…
— Je vais voir un médecin aujourd’hui, jura Yue. Le commandant Klalade m’accompagne. Je vous apporterai toutes les preuves que vous voulez que je suis pas blessée.
— Une preuve que tu te soignes correctement me suffira. Va, maintenant. Ne te mets pas en retard, je ne te ferai pas de mot d’excuses.
Xhoga suivit le départ de Yue d’un œil scrutateur, à l’affut d’une éventuelle claudication ou arythmie dans sa démarche ; difficile à dire dans la mesure où l’aspirante trainait des semelles, sans doute pour marquer son mécontentement. Cela arrivait presque toujours. Rares étaient ceux qui quittaient son officine le sourire aux lèvres.
Il nota au bout d’une liste de rappels déjà longue de se faire transmettre une copie du dossier médical du Yue et de se mettre en relation avec la personne qui l’examinerait. La communication pouvait s’avérer difficile entre l’aile médicale et l’aile vétérinaire, ne fut-ce que du fait de la distance qui séparait leurs infrastructures respectives.
Au-delà des questions administratives, un malade lui restait sur le bras.
Une étrangeté l’interpela lorsqu’il reporta son attention sur le fabuleux étendu sur sa table d’examen : ses yeux paraissaient brûler d’un feu à la fois plus clair et plus intense ; de quoi éclairer décemment une grotte au milieu de la nuit. Xhoga approcha, fasciné par sa découverte.
Un souffle de vie galvanisa le fabuleux. Une inspiration bruyante et continue lui tordit les muscles en une contorsion d’apparence douloureuse. Les veines de son thorax saillirent, palpitèrent au rythme d’un cœur en détresse. Bientôt, le flux de sa respiration se fit si maigre qu’il siffla, puis se tut. Ne pouvait-il expirer l’air qui lui saturait les poumons ?
Les écailles qui lui cuirassaient les bras du bout des doigts jusqu’aux épaules s’estompèrent au gré de cette apnée, jusqu’à ce qu’il ne reste du dragon que des ongles en forme de griffes, à peine plus sombre que ceux d’un humain ordinaire. Pareillement, ses jambes retrouvèrent leur aspect d’origine, puis ce fut le tour de son visage, de ses yeux… Il expira.
Xhoga expira également, surpris de constater que lui aussi avait retenu son souffle.
☼
Bard se sentait engourdi. Tout lui paraissait étrange, du contact du tissu sur sa peau au gout de l’eau sur sa langue. Le moindre mouvement oculaire le poignardait de douleur. Quant aux autres parties de son corps, il lui semblait devoir réapprendre à les utiliser une par une. Boire sans renverser le contenu de son verre lui paraissait un exploit.
— Tu ne te souviens vraiment de rien d’autre ? l’interrogea Xhoga pour la énième fois.
— Ma mestresse m’a rappelé d’être dans ma stalle avant le couvre-feu, répéta-t-il à son tour, j’y suis allé, je me suis enfermé, et je me suis transformé. Ensuite, je me suis endormi pour me réveiller ici.
— Tu es sûr de toi ?
Bard considéra son verre encore presque plein, comme si le reflet trouble qu’il y discernait était susceptible de répondre à sa place.
— Ce dont tu parles s’est passé il y a plus de dix jours, jeta Xhoga.
— Quoi ?
Son verre faillit lui échapper des mains pour de bon, aussi, il le posa.
— Je ne t’ai plus vu sous ta forme humaine depuis plus de dix jours, réaffirma le professeur. Tout ce temps, à ma connaissance, tu revêtais ton autre forme.
— Non… Je… je m’en souviendrais si… Non ! Mes souvenirs sont souvent flous quand je passe d’une forme à l’autre, mais jamais à ce point ! Je n’aurais pas oublié tout un décan de ma vie !
— J’aurais une raison de te mentir ?
Bard se renfrogna, submergé de confusion et de doute.
— Qu’est-ce qui m’est arrivé, exactement ? se résigna-t-il à demander.
— Tout porte à croire que ton arcane a forligné.
— Est-ce que c’est grave ?
— Assez, oui. Grossièrement, un arcane est une direction que prend la magie pour déformer la réalité. Un arcane qui forligne, c’est une magie qui se perd en chemin, ou qui déborde. Mettons que je veuille faire bouillir de l’eau par magie. Si l’eau gèle à la place, je peux dire que mon arcane a forligné. Ce phénomène peut être le fait de mon erreur ou résulter d’une instabilité des flux magiques sur lesquels je m’appuie. Tu as peut-être déjà entendu dire : les arcanes de sang ne forlignent pas ?
— Oui.
— L’assertion est fausse. Tous les arcanes peuvent forligner. Il se trouve seulement que ceux du sang sont les plus stables, hormis ceux du ciel. La nécromancie est un ensemble d’arcane de sang. L’art est complexe. Entre autres exploits, il implique de transformer les corps vivants en reliques. Pour résumer, ton nécromant a tracé un chemin à l’intérieur de toi, un chemin que tu peux emprunter dans un sens et dans l’autre pour passer d’une forme à l’autre. Ce chemin est ton arcane de sang. Techniquement, donc, chaque fois que tu passes d’une forme à l’autre, tu prends le risque de le faire forligner. J’imagine que dans ton cas, ça peut se traduire par ce qui s’est passé ce matin.
— Je dois m’attendre à ce que ça arrive souvent ?
— Aucune idée. Et pour tout te dire, ce n’est pas ce qui me préoccupe le plus.
— Il y a pire ? craignit Bard.
— Question de point de vue. Il se trouve que les arcanes qui forlignent ne se redressent pas tout seuls. Jamais. À moins que mon hypothèse soit complètement fausse, quelqu’un a corrigé la trajectoire de la magie qui se perdait à l’intérieur de toi. Or, ce quelqu’un n’est pas moi.
— Je ne suis pas sûr de comprendre où vous voulez en venir. J’aurais réussi à…
— Je ne pensais pas à toi non plus, l’arrêta Xhoga. Plutôt à une personne… plus petite. Cheveux plus clairs. Caractère plus explosif.
L’air de rien, il se remit à griffonner sur sa page de notes pendant ce qui sembla durer une éternité.
— Je vais te raconter une anecdote bien innocente et tu vas devoir lire entre les lignes, reprit-il presque trop bas pour être entendu. Autrefois, lorsque la médecine des Hommes échouait à guérir les maux insolites, les proches des malades partaient en pèlerinage dans l’espoir de rencontrer un… individu, doté d’une affinité particulière avec les astres. Grâce à cette affinité, ces individus pouvaient accomplir le genre de petit miracle dont nous parlions plus tôt : redresser un arcane qui forligne sans même essayer ou restaurer des organismes en déclin d’un simple contact. Fascinant, tu ne trouves pas ?
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