89.3

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À titre de rappel ou pour ceux qui n’auraient pas eu le message, pour comprendre cette partie, il faut avoir lu le 89.2 réécrit et rallongé il y a quelques jours.

Ana, qui semble avoir retrouver l’inspiration.



Rëvika avait presque oublié leur présence tant celle-ci s’était évérée secondaire. Sans se décontenancer, elle donna à So Hae la réponse préparée d’avance :

— Les esclaves de votre petite-fille la connaissent mieux que moi. Si vous aviez voulu en apprendre plus sur sa personnalité et ses goûts, ils auraient été plus à même de renseigner, d’où leur présence.

Une nouvelle micro-expression passa sur la noble figure, indéchiffrable, celle-ci.

— Me voilà intriguée, fit-elle sur un ton équivoque.

Sa main décrivit une courbe lente et élégante que Rëvika interpréta comme une invitation à se rassoir. Non sans méfiance, elle reprit place sur le coussin désigné. Quant à la comtesse, elle dessinait une nouvelle ligne dans l’air, que seule sa servante sut interpréter.

— Approche, enfant, traduisit la femme, s’adressant à Io Ruh. La comtesse veut te parler.

Sans un bruit, elle se leva, contourna Rëvika et vint s’agenouiller près de l’estrade qui surélevait la noble dame pour lui présenter une révérence profonde.

So Hae ne reprit la parole qu’en changeant de langue. Rëvika devina qu’elle autorisait Io Ruh de se redresser, puis plus rien. Io Ruh restait calme, articulait soigneusement chaque phrase, les ponctuait de geste polis infiniment subtils. Tout portait à croire que leur conversation se passait bien, tout du moins qu’elle ne se passait pas mal, malgré quoi Rëvika s’inquiétait un peu plus à chaque phrase échangée. L’attente lui parut aussi interminable qu’une douzaine de gorgé de thé comtale.

Et soudain, le silence.

So Hae paraissait jauger Io Ruh du regard, se repasser chaque réponse donnée par l’esclave pour les évaluer une seconde fois.

Nouvel ordre gestuel. Cette fois, la comtesse convoquait Bard.

Io Ruh, relativement calme jusque-là, montra de premier signe d’angoisse flagrante ; son immobilité presque parfaite se changeait en agitation sourde.

Conscient d’être observé et jugé, le fabuleux présenta ses respects du mieux qu’il put, se rappelant de ne pas se redresser avant d’en avoir reçu l’ordre.

— Lève la tête.

Il s’exécuta, sans précipitation, mais sans retard, offrant son visage tout en gardant le regard bas.

— Les nobles déchus font rarement de bons esclaves, professa la comtesse. Tu m’as l’air correctement dégrossi, mais je me demande ce qu’il en est lorsque tu ouvres la bouche.

Bard se souvint d’attendre une question ou un ordre direct pour prendre la parole. Il attendit sagement que la comtesse reprît.

— Puisque ta présence n’a pas d’autre but, parle-moi de ta mestresse. Qu’as-tu à m’apprendre sur elle ?

— Je…

Ainsi formulée, la question lui donnait l’impression de cacher un piège. Le regard affolé qu’il surprit à Io Ruh ne la rassura pas.

— J’ignore ce que veut savoir la noble dame.

— Tout ce que tu jugeras bon de dire.

Voilà qui ne l’avançait guère. Rien ne lui paraissait plus approprié, sinon le silence. Il dut se faire violence pour reprendre la parole.

— Comme l’a dit le commandant Klalade, ma mestresse est talentueuse et résiliente. Ses études ne sont jamais négligées. Sa maison est tenue avec beaucoup de bienveillance. Son apparence est toujours soignée, même à la fin d’une longue journée d’activité. Son…

— Assez de platitude, l’arrêta So Hae. Je veux entendre une vérité digne d’intérêt.

Pris de court, Bard sera la mâchoire. Que pouvait-elle vouloir entendre ? Il scruta nerveusement la pièce, ses vases peints, ses bois gravés, ses tissus brodés ; une décoration à la fois riche et raffinée qui ne lui inspirait rien. Un meuble à étagère attira son attention, partiellement dissimulé par un paravent diaphane. Il y devina quantité de livres reliés et de rouleau épais.

— Ma mestresse aime beaucoup s’entendre faire la lecture, hasarda-t-il alors. Ses histoires préférées sont les récits de voyage et les contes de fée. À force de lui en lire, je me rends compte qu’elle a une mémoire phénoménale. Quand elle aime une histoire, elle la sait déjà presque par cœur en deux ou trois lectures.

La comtesse n’interrompit pas. Bard voulut y voir un bon présage.

— La noble dame est une conteuse renommée. Je suis sûr que ma mestresse aimerait l’entendre lire, un jour, s’enhardit-il.

So Hae parut contempler cette perspective, tout du moins, Bard se figura que son air absent pouvait se traduire ainsi.

— Je ne fais pas de lecture en Réel, ni en xe-en simplifié. Je ne donne que des représentations privées, pour des érudits, des philosophes et des fonctionnaires d’état, pas pour des enfants à peine lettrés.

Elle lissait sa manche d’un geste presque nerveux.

— Je présente mes excuses à la noble dame. Je ne voulais pas dévaloriser son art.

La politesse fut balayée du geste. Un second roulement de poignet incita le fabuleux à poursuivre son rapport.

— Ma… ma mestresse aime aussi la musique tulis, l’odeur des perce-roche, les fruits à noyaux, les bijoux qui font du bruit quand elle secoue la tête… elle trouve que le jaune lui va très mal, alors elle évite d’en porter. Les couverts en bois lui déplaisent, elle préfère ceux en argent. Est-ce… digne d’intérêt à vos yeux ?

Encore une fois, So Hae contemplait un paysage intérieur, loin, bien loin de son salon et des balbutiements du fabuleux. Il en vint à se demander si elle en avait écouté le plus petit mot. Son bras s’éleva lentement, presque à hauteur de son épaule, que sa servante vint soutenir tandis que la comtesse se levait, puis contournait sa table à pas lents. Bientôt, son elle fut face à Bard, si près qu’il pouvait détailler les broderies de ses manches, sentir son parfum d’osmanthe…

— Tu parles trop, et sans élégance. Entre une enfant dont l’éducation n’est pas finie et un qui semble n’en avoir jamais reçu, Yue me parait bien mal servie.

Ces mots le laissèrent étrangement plus vexé pour Io Ruh que pour lui-même. Il se renfrogna malgré lui. La pointe de l’ongle de la comtesse, ou plutôt celle du bijou qui lui allongeait l’index, vint lui poinçonner l’entre sourcil. Il endura la douleur sans une plainte, malgré la sensation de se faire perforer le crâne.

— Quel esprit étroit… tu n’as pas seulement l’air de connaitre ton erreur. Quitte cet endroit sans plus ouvrir la bouche.

Sa main tendue rejoignit l’autre entre ses manches, mettant fin à sa petite torture. Bard aurait rougit des larmes qui lui perlaient aux yeux si une goutte de sang ne lui avait dévalé l’arête du nez pour s’écraser au sol sous ses yeux baissés.

— Je vous ai suffisamment retenue, Commandant. Soyez prudente sur le chemin du retour.



Rëvika vida sa tasse d’un trait, désespérée de l’absence d’alcool dans sa boisson mais résolue à rester raisonnable. Face à elle, une Io Ruh retrouvait doucement des couleurs, chaleur du thé aidant. Bard n’avait pas encore bu une goutte du sien.

— Vous trouverez un autre moyen d’aider votre mestresse, voulut-elle les rassurer. Galbret doit passer par Haye-Nan avant la présélection des titulaires et des auxiliaires. Il devrait pouvoir remettre un peu d’ordre dans l’administration autour de la formation de Yue. Pour ce qui est de ses ennuis personnels, essayez de la convaincre de parler à son ancien tuteur. Je suis à peu près sûre qu’il ne peut pas être moins sympathique que sa grand-mère.

Bard ravala un soupir de frustration et d’abattement. Expliquer au commandant ce que son optimisme avait d’irréaliste l’aurait contraint à trop d’efforts et trop d’indiscrétion tout à la fois. Quant à la détromper sur le genre de personne qu’était Léopold Makara, cela lui paraissait inutilement risqué. Les mots prononcés à son détriment lui remontaient bien trop facilement aux oreilles.

— Nous devons encore faire nos commissions de la journée, rappela sinistrement Io Ruh. Ensuite, il nous faudra rentrer avouer notre faute.

— Je sais, se résigna Bard.

Ils s’étaient entendus pour ne cacher la vérité à leur mestresse qu’aussi longtemps que nécessaire pour aller au bout de leur initiative. Le moment arrivait d’assumer les conséquences de leurs actes.

— Avant ça, tu veux bien m’expliquer ce que la comtesse me reprochait au point de vouloir m’ouvrir le crâne ?

La plaie à son front rougeoyait encore et promettait de laisser une marque longtemps.

Io Ruh paraissait surprise par sa requête, cependant.

— Tu as commis plusieurs maladresses. Veux-tu les savoir toutes ?

Il opina.

— Tu ne dois jamais présumer des désirs de notre mestresse. Supposer qu’elle aimerait entendre lire la comtesse était inapproprié. Tu n’as rien dis pour l’honneur de notre mestresse lorsque son instruction a été critiquée. Tu as également parlé de ses gouts de manière désinvolte avant d’avoir l’indélicatesse de lui poser une question directe. À ta décharge, la conversation de la comtesse était truffée de pièges. Tu n’as pas su les reconnaitre ou les éviter.

So Hae ne s’était pas trompée en supposant que Bard ne connaissait pas son erreur et Io Ruh n’avait pas exagérer ses mises en garde contre les sensibilités de la vieille noblesse. Avec le recul, le fabuleux se félicitait de ne pas avoir commis l’impair de nommer sa mestresse. Malheureusement, ce détail ne pèserait pas lourd dans le jugement que rendrait Yue.

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