93.1
Io Ruh tendit à deux main l’enveloppe que lui avait confiée sa mestresse pour dame Ye Sol. La cadette des Qilin s’en empara avec difficulté, la posa sur ses genoux et entreprit laborieusement de la desceller. Io Ruh comprit qu’elle souffrait d’un accès de faiblesse caractéristique de sa condition de santé et se sentit coupable de devoir lui infliger sa présence.
Sitôt le pli vaincu et la lecture entamée, le front de Ye Sol s’assombrit. Les veines s’aillaient à ses tempes, témoins de son effort. Io Ruh baissa les yeux lorsque la dame releva les siens.
— Je suis contente que dame Yue veuille me faire profiter de tes talents, mais je ne comprends pas à quoi je dois cette satisfaction. Il me semble que ta mestresse ne voulait te forcer à rien et que tu préférais te consacrer à son service. Peux-tu m’expliquer ta présence plus en détail que ce billet ?
Io Ruh savait exactement ce que contenait la lettre pour l’avoir rédigée sous la dictée. Yue ne précisait pas qu’elle envoyait sa servante par punition, que travailler pour dame Ye Sol en plus de sa charge ordinaire allait lui ôter tout ce qu’elle avait de temps libre et d’énergie.
— J’ignore s’il est convenable d’en dire plus que ma mestresse ne l’a jugé nécessaire de vous écrire, se déroba-t-elle.
— Bien, se résigna Ye Sol. Je ne veux pas te faire commettre une indiscrétion. J’écrirai directement à ta mestresse lorsque j’en aurai la force. Pour mon herbier, j’ai déjà arrêté un copiste qui est assez bon calligraphe. Son acompte est versé et son travail bien avancé, mais puisque je t’ai, je voudrais te faire produire au moins un exemplaire que je garderai pour moi. Je préfère ton écriture. Une fois que ce sera fini, si ta mestresse a encore besoin que je t’emploie, je te ferai faire une traduction en Réel, que tu parles si bien.
— Je ne mérite pas les éloges de dame Ye Sol, mais je la remercie de m’accommoder.
Tout fut arrangé pour que Io Ruh entamât sa copie dans les meilleures conditions. Un bureau vint se glisser pour elle dans la chambre fleurie de dame Ye Sol, là où sa page prendrait le mieux la lumière sans que sa main n’y jetât d’ombre ; une magnifique pierre à encre, un bâton neuf et de l’eau fraiche se tinrent prêt à l’usage sur une plus petite table, près de son écritoire. Face à elle, une reliure vierge attendait la caresse du pinceau. Ceux que dame Ye Sol lui mirent à disposition était d’une qualité très supérieure à ceux dont elle avait l’habitude. Pour autant, elle demanda la permission de se servir des siens, qu’elle connaissait mieux, et qu’elle affectionnait pour les avoir reçus de sa propre mestresse. Loin de s’en formaliser, Ye Sol trouva l’idée charmante et ne fournit que ce qui risquait de manquer à son ensemble.
En dernier lieu, une servante apporta quelques-unes des pages à retranscrire ; plus qu’assez pour quatre heures de travail.
À force ne voir que des visages inconnus s’affairer autour de la chambre, Io Ruh en vint à se demander où pouvait se trouver Ma Han. Son absence l’interpellait sans la déranger, mais la perspective de son retour prochain l’angoissait passablement. Ye Sol dut deviner sa pensée car, sans avoir été interrogée, elle expliqua que sa servante était de sortie : Ma Han rendait fréquemment visite à sa future belle-famille pour les habituer à sa présence et apprendre à les contenter. Plus tard, pour ne pas perdre une sortie, elle passait par le cœur de ville pour faire de menues provisions, s’informer des faits divers, rencontrer des amies, prendre l’air sur les jardins suspendus… Cela la faisait rentrer tard, parfois presque à la nuit.
La maison des Qilin ne manquait pas de personnel, mais en comparaison avec ce qu’aurait dû être l’entourage d’une dame de son âge et de sa fortune, Ye Sol vivait presque seule. Cela pouvait-il suffire à son confort ?
Yue manifestait souvent des désirs d’indépendance. Il lui fallait son espace partout où elle pouvait se suffire, mais comment comparer une personne de sa force et de son caractère à une autre qui pouvait à peine lever le bras pour se brosser les cheveux, certains jours ? Ses parents avaient-ils conscience de son abandon ? La négligeaient-ils aussi ?
— Tu es pâle, s’inquiéta Ye Sol. As-tu encore la nausée ? Je commence à craindre qu’un pollen de ma cour te rende malade.
Io Ruh se ressaisit, baissa les yeux sur ses pages à retranscrire.
— Je vais bien, noble dame. Permettez que je me mette au travail.
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Chaque année, la même question triviale se débrouillait pour revenir au cœur de toutes les conversations : acide, amer, sucré ou salé.
La tradition interdisait de mêler les saveurs sur une table d’offrande. Aussi, la fête de célébration des ancêtres et des morts se heurtait invariablement à l’indécision des vivants : tel oncle illustre n’avait pas aimé pas tel dessert, par conséquent, tel neveu refusait le sucré sur l’autel ; telle grand-mère adorée ne mangeait que des fruits acides de son vivant, ainsi, tel petit-fils ne concevait pas qu’autre chose fût servi ; tel cousin, soucieux de sa santé, avait vécu dans la conviction absolue que seuls les aliments amers pouvaient être sains, telle cousine trouvait donc insultant de lui présenter un plat salé…
Et tout ça pour quoi ? Personne ne va gouter ces foutus mets, au bout du compte !
Son statut d’héritier présomptif conférait moins de droits que de devoirs à Il Hyo. L’organisation des fêtes familiales lui incombait, sans qu’aucun pouvoir décisionnel ne fût réellement placé entre ses mains. Il devait faire valider jusqu’au moindre achat de fleurs aux aînés de sa maison, ceux-là qui ne savaient se satisfaire de rien et l’ennuyaient à tout propos.
Ce matin-là, malgré des désaccords persistants, le choix des encens avait fini par être arrêté. Le thé cérémoniel leur avait plus ou moins été imposé par une de leurs familles vassales, qui en cultivait à la frontière de Nym et leur en avait envoyé un lot d’exception. Quant à la question de la table d’offrande, elle était restée sans réponse une fois de plus.
Un léger raclement de gorge lui fait lever les yeux de son compte-rendu, le rappelant à la réalité de sa chambre et de son devoir le plus immédiat, incarné par le fabuleux agenouillé au milieu de la pièce. Il Hyo posa son pinceau, se leva et approcha l’esclave pour l’examiner plus à son aise.
Le garçon lui parut propre, convenablement vêtu et assez docile dans son attitude en oubliant la façon dont il venait de réclamer son attention. Une enveloppe lui encombrait les mains. Le fabuleux attendait sagement l’opportunité de la donner.
— Tu ne me fais pas l’effet d’une cause perdue, observa-t-il.
Il Hyo tendit la main pour se faire remettre le pli, que l’esclave lui présenta dans ses mains ouvertes.
— Ton geste est faux. Pince un bout court de la lettre entre tes index et tes pouces. Tend les mains plus haut.
Il se corrigea maladroitement. Il Hyo lui concéda une monosyllabe d’approbation en le débarrassant. La façon dont il replaça ses mains l’une sur l’autre interpella l’héritier derechef.
— Sans te vexer, tu te tiens comme une fille.
Le fabuleux rougit visiblement. En un instant, il ne parut plus savoir quoi faire de son corps.
— Ne serre pas les cuisses comme une pucelle frigide. Garde les mains ouvertes et poses-les au lieu de les tenir.
Une nette amélioration se fit, encourageante.
— Tu sais écouter, apprécia Il Hyo. Je vais perdre moins de temps de prévu, avec toi.
Il détailla l’enveloppe qui lui restait dans la main. Le papier soie d’un noir intense, rehaussé de motifs d’un gris à peine plus clair, se fermait en plis obliques pour former un rectangle. Une boucle de fil blanc la scellait, terminé par un petit nœud élégant. À l’intérieur, un mot succinct enrobé de calligraphie lui rappelait ce qu’il savait déjà du travail que la noble dame lu imposait.
— Je constate que ta mestresse aime gâcher de l’encre. À l’avenir, qu’elle s’abstienne.
Il reprit place derrière son bureau, profitant de devoir ranger la lettre pour y remettre de l’ordre.
— Pour apprendre à servir, il faut servir, reprit-il sur un ton proverbial. Ainsi, tu me serviras. Quand tu seras avec moi, je corrigerai tes erreurs comme j’ai corrigé ta posture à l’instant. Si tu n’es pas attentif et diligent, je te disciplinerai.
Il laissa planer son avertissement pour en faire sentir toute la fermeté, puis reprit :
— Mettons-nous au travail tout de suite.
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