94.1
La plupart du temps, Ethalix Follet l’emportait sur ses adversaires à l’usure. Son style, fondamentalement offensif, brillait par la rapidité de ses coups, portés par un bras souple qui frappait sans discontinuer. Elle imposait son rythme à l’adversaire qui, souvent, ne pouvait que reculer vers sa défaite. La petite Combasque se sentait invincible, pourvu que la bonne épée lui fût placée entre les mains. Sa technique manquait de précision, cependant. Son hasard de posture la laissait vulnérable, exposée aux coups du plus fort qu’elle, qu’elle rencontrerait plus tôt que tard, prophétisait Rëvika en elle-même.
À l’extrême opposé du spectre martial, Ha Nei Oqehn se distinguait par une carrure plus haute et solide que celles de beaucoup d’hommes, ainsi qu’une force prodigieuse. Ses coups se passaient d’artifices. Leur force brute ridiculisait toutes les parades qui s’y opposaient. Quant à la qualité de ses appuis, elle lui conférait une grande stabilité en défense ainsi qu’un renfort de charge non négligeable en attaque. Au chapitre des défauts, dont elle ne manquait pas non plus, Ha Nei manquait d’amplitude dans le geste et d’adaptabilité dans le style. Son approche trop scolaire du combat rapproché l’enfermait dans des schémas prévisibles, dont le failles et angles morts se révélaient avec le temps. Or, à trop attendre l’ouverture parfaite pour attaquer, Ha Nei laissait inexorablement découvrir les siennes.
Au même âge qu’elles, Rëvika Klalade avait pu se targuer d’être versatile ou plutôt débrouillarde, ni trop brouillonne, ni excellente. Ses atouts véritables, ceux qui lui valaient son grade, l’avait tenue relativement loin des champs de bataille pendant ses années de services, d’où sa surprise lorsque Ethalix et Ha Nei étaient venues lui demander de superviser leurs entrainements pendant le décan de préparation aux épreuves de mi-parcours.
Rëvika supposait qu’une sorte de dépit les y avait poussées, ou peut-être l’illusion qu’une femme officier les aiderait mieux et plus volontiers qu’un homme. Au fond, le commandant Klalade s’en moquait. Aider, ou simplement s’en donner l’air, s’avérait agréable autant qu’utile. L’accord avait été conclu à la condition que Yue participerait à certaines de leurs sessions et que Rëvika ne verrait ses deux grandes élèves en particulier que lorsque la plus petite serait occupée à réviser ses cours théoriques ou se reposait.
Contre toute attente, Yue supportait bien la situation, ou en tout cas, ne s’en plaignait que rarement. La fatigue devait la rendre raisonnable par défaut. Ethalix et elle avaient le don de s’épuiser mutuellement à force de se courir autour. Face à Ha Nei, elles dépensaient une autre sorte d’énergie, moins physique que mentale ; l’effort ne leur faisait pas de mal et achevait de les épuiser.
Jusque-là, Rëvika avait évité d’introduire les notions de victoire et de défaite à ses sessions, préférant la méthode de son propre mentor qui consistait à donner des conseils plutôt que de constater une réussite ou un échec. Cela ne l’empêchait pas de compter les scores dans son coin, savoir combien de fois et en combien de temps Yue se débrouillait pour l’emporter sur ses aînées, combien de fois l’inverse se produisait et quelles conditions déterminaient l’issue de chaque rencontre.
Yue surpassait infiniment Ethalix et Ha Nei en agilité. Sa réactivité l’avantageait beaucoup en contrepartie de ce qui lui manquait de force brute. Le contrôle de son corps et de son espace semblait ne jamais devoir lui échapper. Ses défaites se comptaient sur les doigts d’une main pour plus d’une douzaine de duels. Ces défaites, faciles à voir venir, survenaient invariablement toutes les fois que Rëvika lui imposait quelque arme plus encombrante qu’un couteau, avec ordre de ne pas la lâcher. Yue se battait comme un assassin plus que comme un guerrier. Rëvika l’imaginait bien rejoindre les rangs des Ailes de Silence. Ses talents y seraient mis à profit et ses défauts presque insignifiants. Avant de les intégrer, hélas, la petite tueuse en puissance devait obtenir l’aval de l’Ordre : apprendre, donc, à manier la hampe et l’épée en plus du reste.
À quatre jours des épreuves qui devait séparer futurs titulaires et auxiliaires, Rëvika ne pouvait s’empêcher d’être inquiète quant aux chances de réussite de son élève. La rigidité des grilles d’évaluation, conçue pour plus grands qu’elle, risquait de ne pas donner autant de crédit à ses talents précoces que ne le faisait le draconnier impérial.
— Klalade.
Rëvika leva les yeux de ses notes pour les plonger dans ceux qui l’observaient, difficile à bien voir dans le contrejour, mais facile à reconnaitre. À l’image de Rëvika, le professeur Xhoga ne ressemblait à personne au sein de la draconnerie. Qui le plus est, d’aucun pouvait s’attendre à le croiser dans les jardins de l’aile vétérinaire.
Le professeur sortit une main mutilée de sa blouse blanche, invitant le commandant à la saisir pour se relever.
— Suivez-moi. Allons nous dégourdir les jambes.
Rëvika obtempéra, non sans appréhension. Elle imaginait trop bien de quoi voulait lui parler le professeur au gré de leur marche. Il s’était beaucoup investit dans le suivi médical de Yue parallèlement à celui de son dragon et devait se demander si Rëvika respectait toujours son plan de rééducation.
Le commandant se préparait d’avance à expliquer qu’elle faisait de son mieux, malgré des conditions suboptimales, pour empêcher Yue de se surmener et lui faire faire ses exercices de renforcement en douceur, rester attentive à ses signaux physiologiques et l’accompagner personnellement faire ses visites médicales… La question qu’elle attendait ne venait pas, cependant. Le professeur la promenait en silence le long des chemins de son aile sans rien trahir de ce qui le préoccupait.
— Vous… Vous vouliez me parler ? hasarda-t-elle.
— Évidemment.
— Bon. Alors ?
— Alors je me demandais si vous saviez, pour Yue.
— Si je savais quoi ?
La réponse se fit attendre.
— J’ai entendu dire qu’elle vivait seule depuis quelques jours. Elle aurait renvoyé ses serviteurs.
Rëvika se renfrogna, perplexe. Il lui semblait que le professeur venait de changer de sujet sans s’en donner l’air.
— Elle l’a fait il y a deux jours, oui. Je crois qu’elle essaie de prouver quelque chose, mais j’avoue que je suis un peu dépassée par son comportement, parfois.
— J’imagine. Comme s’en sort elle ?
— Bien. Je crois. Ces seules corvées du décan, c’est d’aider à la loge et entretenir une salle de repos. Je crois que le ménage lui engourdit un peu les mains et que la nourriture du mess lui coupe un peu l’appétit mais je suppose qu’il faut aussi qu’elle apprenne à vivre un peu moins confortablement.
La plupart des draconniers venaient de milieux privilégiés. Malgré ses difficultés financières récentes, Rëvika ne faisait pas exception et ne comprenait que difficilement pourquoi son élève s’infligeait ce que moins fortunés ne pouvaient que subir.
— Yue est plutôt réservée, déplora-t-elle. Fière, aussi. J’ai toujours eu du mal à la faire parler de quoi que soi.
— Vous vous inquiétez pour elle, j’ai l’impression.
— Oui. Vous aussi, si je comprends bien ?
— Vous comprenez mal, la détrompa-t-il. Moi, c’est à vous que je m’intéresse. J’aimerais vous parler de votre probation.
Rëvika s’arrêta, se laissant dépasser de quelques pas par Xhoga qui ne le remarqua pas tout de suite. Il se retourna pour lui faire face.
— Excusez-moi, professeur, mais…
— Je serai bref, promit-il. Le Mestre-Draconnier m’écrit, parfois. Je le connais bien pour avoir pris soin de dragonne pendant plusieurs années. Il m’a parlé de vous plus d’une fois. Récemment, il m’a demandé si j’avais un avis à émettre sur votre capacité à reprendre le commandement d’un relais à la fin de cette année. Je comprends sa démarche. Vu mon ancienneté et mon influence, un mot de moi ferait pencher la balance de décisionnaires de l’Ordre.
Le cœur de Rëvika palpita, s’arrêta presque, puis repris sa course à un rythme douloureux.
— Je vais être honnête, je n’ai pas envie de m’en mêler. Les dragons m’intéressent plus que les humains et vous n’en êtes pas un. Mais j’ai encore au moins un œil pour voir, fit en roulant son œil valide vers son œil de verre. Vous êtes compétente et vous avez de l’empathie. Ce que je ne peux pas savoir, c’est si vous avez suffisamment appris de vos erreurs pour ne pas les répéter. Non, ne dîtes rien, l’arrêta-t-il lorsqu’elle voulut parler. Écoutez-moi jusqu’au bout.
Il sortit d’une poche intérieure de sa blouse un document légèrement froissé, usé le long des plis qui le fermait.
— Je ne veux pas que votre potentiel se perde en tâches subalternes. Il vous faut une place qui vous emploie utilement, mais surtout qui vous paie suffisamment, si j’ai bien compris votre situation. Je vous propose de travailler pour moi. Le pôle de recherche a besoin d’agents de terrain pour encadrer et sécuriser des opérations en milieu hostile. Les botanistes et les spéléologues ne sont pas tous très dégourdis, en général. Or, il n’est pas possible de rassembler toute la flore de Terres Connues sous une serre domestiquée ou de faire se reproduire des dragons n’importe où. Si vous acceptez mon offre, vous gagnerez moins qu’un commandant mais plus qu’un capitaine : assez pour continuer à payer les frais d’étude de votre petite sœur, les soins de vos grands-parents, l’entretien de leur maison… Vous n’aurez presque rien à dépenser pour vous-même. Les détails de la position sont consignés ici.
Rëvika s’empara machinalement de la feuille écornée lorsqu’il la tendit.
— Vous n’aurez pas d’auxiliaire. Vous n’aurez pas de monture attitrée. Vous n’aurez pas de caserne fixe. Vos permissions seront rares, vos déplacements seront longs et le contrat vous lie pour trois ans. Ce n’est pas un poste particulièrement gratifiant, mais il est important. Je ne l’offrirais pas au premier venu.
— Je… Votre offre me touche, Professeur, mais… je… ça fait beaucoup à avaler.
— Je ne vais pas vous garder la place éternellement. Il me faut votre réponse avant la fin du décan.
Sans le consulter, Rëvika pinça le document entre les pages de son carnet de note, qui s’alourdit subitement entre ses doigts.
— Klalade. Une dernière chose.
Le commandant releva vers lui des yeux embrumés.
— J’écoute, s’efforça-t-elle d’articuler.
— Vous ne savez vraiment pas, pour Yue ?
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