96.1
Le choix de Ye Sol s’était arrêté sur une robe de jour noire à manches fermées et col haut ainsi qu’une surrobe en brocart de coton gris-perle pour illuminer l’ensemble sans le rendre exubérant. Les reliefs mat et peu contrasté du motif lui plaisaient particulièrement pour leur élégance discrète, au moins autant les boutonnières couronnées de broderies qui fermaient l’habit sur des perles en bois. Celles-ci avait inspiré à Ye Sol l’idée d’un pendentif et d’une épingle à cheveux en ébène pour compléter le tout. Ces accessoires complimentaient l’ensemble sans lui ôter sa simplicité.
Le cadeau avait visiblement plu à Io Ruh aussi qui, rassurée d’apprendre que sa mestresse l’avait permis d’avance, s’était fait une joie de se laisser vêtir et coiffer avec un peu de coquetterie. Ye Sol l’y avait aidé avec le renfort d’une servante puis, prise au jeu, s’était aussi apprêtée avec un peu plus de soin qu’à l’accoutumée et avait proposé de sortir.
C’était au dernier matin du décan. La clarté du ciel et la douceur du vent promettaient une belle. Ye Sol ne se sentait pas assez de force pour marcher longtemps, cependant, ce qui l’obligea à demander sa chaise roulante pour la part du trajet qu’il serait impossible de faire en voiture. Io Ruh suffisait à la manœuvrer. Ainsi, elles purent se rendre au salon de poésie sans solliciter d’autre domestique qu’un cocher.
Ce fut un agréable moment de détente. Ye Sol et son invitée entendirent des vers raffinés, virent des calligraphies sublimes et dégustèrent d’excellentes pâtisseries.
— Ye Dai et Ye Gon m’emmenaient souvent ici lorsque j’étais petite, racontait Ye Sol. Il y a un très beau jardin suspendu sur le toit du bâtiment. Ye Gon me portait sur son dos dans les escaliers pour que je puisse profiter des plantes qui y poussent. Je pouvais y passer des heures pendant que mon thé refroidissait à l’intérieur et que mes frères devisaient avec leurs camarades d’étude. Nous n’y sommes plus revenus depuis que Ye Dai… Ye Dai est un peu embarrassé lorsqu’il recroise des connaissances de cette époque.
Les bavardages de Ma Han avaient suffisamment éclairé Io Ruh sur les désordres de la famille Qilin pour qu’elle sût tout de suite à quel évènement renvoyait le détour de Ye Sol. Ye Dai Qilin, l’aîné de sa fratrie, avait échoué deux fois à l’examen d’état avant de se retrouver mêlé à une histoire de pot-de-vin supposé faciliter sa troisième tentative. Depuis, il fuyait la société des érudits et des fonctionnaires pour se mêler à des cercles moins fréquentables. Ye Sol en parlait toujours avec beaucoup d’affection, pourtant, loin de lui reprocher d’abimer l’image de leur famille ou de négliger ses devoirs d’homme.
— Dame Ye Sol doit beaucoup aimer ses frères. Elle a toujours un sourire particulier lorsqu’elle les évoque, releva Io Ruh.
— Comment ne pas aimer ceux qui ont été bons pour moi toute ma vie ? Je ne suis pas aveugle à leurs défauts mais je connais surtout leurs qualités.
— Je suis heureuse que dame Ye Sol ait de si bons frères. C’est une grande bénédiction que d’être aimé de sa famille et de pouvoir l’aimer en retour.
— Oh, mais tu…
La noble dame se mordilla les lèvres, l’air de vouloir empêcher une parole de les franchir. Io Ruh s’interrogea, sans oser parler non plus. Elle prit une gorger de thé pour noyer sa gêne passagère.
— Quand tu auras fini, jeta subitement Ye Sol, j’aimerais que nous rendions notre table. J’ai un autre endroit à te montrer avant de rentrer.
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La maison devant laquelle Ye Sol avait fit arrêter la voiture n’évoquait rien à Io Ruh, sinon l’image type de ce que pouvait être un logement de fonctionnaire aisé ou d’une petite maison noble. Sur une plaque suspendue au portique se lisait en reliefs dorés sur fond noir : Famille Zahn, Prospérité et Honneur.
Io Ruh trouvait cette bénédiction d’assez mauvais goût. Il eut fallu écrire Honneur et Prospérité, pour inspirer un ordre vertueux des causes et des conséquences. Cette maladresse grossière ne pouvait pas être le fait d’un érudit ou d’un enfant de grand lignage. L’hypothèse qu’un marchand récemment parvenu en soit l’auteur naissait en elle tandis qu’elle aidait Ye Sol à s’installer dans son fauteuil. Quand bien même elle aurait deviné juste, la raison de leur présence lui échappait toujours.
— Cette maison est celle d’un jeune couple, expliqua Ye Sol une fois bien assise. Ils ne sont pas de la capitale, mais d’un petit hameau rural plus au centre des terres. La dame est d’une famille de céramistes d’assez bonne réputation. L’homme est fils de papetier. Ils se sont hissés au-dessus de leurs conditions grâce à une promotion de l’homme au ministère des finances et au gain considérable de la dame à un concours de peinture. Ses œuvres sont très demandées, depuis. Elle enlumine toute sorte d’objets raffinés. Ils s’intègrent parfaitement à leur nouvelle société malgré leur extraction. Leur vie est confortable. Ils n’en oublient pas d’être filiaux. Une part importante de leur revenu retourne à leurs parents âgés, ainsi leur bonheur fait celui de tout leur entourage.
— Leur histoire est heureuse, reconnut Io Ruh. Pour autant, j’ignore pourquoi dame Ye Sol tenait à me faire voir leur maison pour me la raconter.
— Il y a que… Ao Mun Zahn, le mari ; il n’aurait jamais eu les moyens de finir ses études si sa petite sœur n’avait pas été talentueuse et gentille. Un étranger a déboursé une somme conséquente pour l’attacher à sa protégée il y a un peu plus de deux ans. Je suis persuadée que le bonheur du fonctionnaire Ao Mun ne sera vraiment complet que je le jour où il saura que sa petite sœur vit une bonne vie et pourra la remercier d’avoir amélioré la sienne.
La lumière se faisait en Io Ruh, aveuglante. Tout s’expliquait, de la réaction de Ye Sol à leur conversation sur les fratries jusqu’à leur venue en ce lieu d’apparence banale.
Famille Zahn, Prospérité et…
Le trouble l’empêchait de bien lire ou seulement bien se souvenir de ce qu’elle avait lu une minute plus tôt. Ses paupières se mouillaient. Se sentait-elle triste ? N’aurait-elle pas dû se réjouir ? Ses nouveaux vêtements la serraient trop, subitement.
— Io Ruh, appela doucement Ye Sol en lui posant une main sur le bras. Une personne de ta condition peut tout à fait renouer avec les autres enfants de ses parents si elle le souhaite. Il n’y a rien de déshonorant pour personne derrière une chose si naturelle. Sache aussi que je ne t’oblige à rien. Nous pouvons remonter en voiture et rentrer au manoir. Plus tard, si tu le souhaites, tu pourras revenir ici, seule ou avec dame Yue, comme tu pourras ne jamais revenir. Je cherchais l’opportunité de te dire tout cela depuis un moment. J’espère ne pas l’avoir mal choisie.
Io Ruh n’entendait la noble dame que de très loin. Les mots l’atteignaient, mais vides de sens.
Par-delà le portique, un homme d’âge avancé balayait la cour, le dos vouté par sa corvée, ou peut-être seulement par les ans. Avant que Io Ruh ne trouvât en elle la force de faire un geste ou dire une parole, le vieux serviteur les remarqua. Il laissa ses feuilles mortes pour venir à leur rencontre, souriant avec bonhommie. Io Ruh rassembla ses sens.
— Ces demoiselles doivent être là pour l’exposition de notre dame ! L’heure n’est pas encore tout à fait là, mais je m’en vais demander s’il est possible d’entrer.
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Ma Han en voulait à sa mestresse d’être sortie sans elle et, plus largement, de l’ignorer depuis plusieurs jours. À quand pouvait bien remonter leur dernier repas à l’extérieur ? leur dernière longue promenade ? ou seulement leur dernière vraie conversation ? Leur relation s’était comme essoufflée. Et pourquoi ? Pour des paroles impulsives ? Pour les yeux tristes d’une éternelle victime de ses circonstances ?
Avec un peu d’adresse, Ma Han se figurait pouvoir convaincre Ye Sol de l’affranchir plus tôt que convenu, ou de la placer d’avance chez sa future belle-mère pour finir son temps de service avant le mariage, mais craignait trop de tout perdre à essayer. Ne restait qu’à attendre, compter les jours, préparer sans se plaindre le vrai commencement de son bonheur.
Engourdie, elle se leva de la balancelle de sa mestresse pour marcher quelques pas autour de la propriété, espérant y trouver quelque animation.
Le hasard ne la déçut pas. Elle tomba bientôt sur la réunion anxieuse d’un groupe de domestiques qui cherchaient visiblement à voir sans être vus ce qui se passait devant le pavillon principal.
— Que se passe-t-il, ici ?
Tous tressaillirent, se fâchèrent, lui intimèrent de parler bas ou de se taire, de n’approcher que discrètement pour satisfaire sa curiosité. Elle obtempéra, non sans se donner la meilleure place pour bien voir.
Une dame élégante, voilée par-dessus une large coiffe et escortée d’une suite nombreuse, avançait à pas souples et décidés vers le collectionneur Qilin et son épouse qui se tenaient inclinés d’avance pour la saluer. Haut dans le ciel, la silhouette longiligne d’un dragon céleste circonvoluait parmi les nuages qui ombraient le manoir, changeait leur forme et leur consistance.
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