I N T E R L O G U E
Juchée sur cinq centimètres de talons, Antönika tanguait comme bateau sur l’eau, imprimant un mouvement de balancier à sa jupe. Le marbre sous ses semelles chuintait en cadence. Elle le sentait jusque dans ses tempes et au creux de ses mains.
Le bonbon qui lui fondait sur la langue depuis bientôt une heure lui empâtait la bouche et sucrait sa salive au point de la rendre écœurante. L’attente commençait à se faire longue. Pour la cinquième fois au moins depuis son arrivée, elle relut sa lettre de convocation pour se rassurer. Elle se trouvait bien au Bureau des Archives, Hall No.3, ce depuis dix heures moins le quart. La demie approchant, son superviseur aurait dû se manifester depuis longtemps.
— Vous êtes ?
Antönika tressaillit, se retourna. Une femme d’âge incertain et à l’allure négligée l’observait à travers un binocle. Antönika avala ce qui restait de son bonbon et toussa d’avoir dégluti de travers.
— Antönika Klalade, se présenta-t-elle. Je suis… la nouvelle Archiviste.
L’arrivante pouffa.
— Rien que ça ? Vous êtes du genre pressée et optimiste, vous ! Je suis Lëlikine. C’est moi qui vais vous tenir la main pendant votre période d’essai. Suivez-moi.
Lëlikine marchait beaucoup plus vite que ne laissait supposer son retard. Antönika peina à la suivre à travers les étages, alternant entre pas rapides et petites foulées à la façon d’une enfant aux jambes trop courtes pour suivre confortablement un adulte. Les couloirs s’étrécissaient et s’assombrissaient à mesure qu’elles s’y enfonçaient.
— Nous y voilà, annonça Lëlikine à une Antönika essoufflée.
La pièce qu’elle montrait aurait pu paraître vaste si elle avait été mieux rangée ou seulement moins encombrée. Distinguer un fauteuil d’une table relevait de la divination ; tous les meubles croulaient sous des caisses de matériel, des piles de livres et toute sorte de documents.
— Ma spécialité consiste à créer des archives à partir d’autres archives, expliqua Lëlikine. La plupart de mes travaux portent sur des objets rares dont je reconstitue la vie en passant par celles de leurs détenteurs. Je passe beaucoup plus de temps à lire qu’à écrire et vous en ferez autant ces prochains décans. Vous devez vous familiariser avec nos formats, nos méthodes et nos valeurs. Une fois que ce sera fait, vous pourrez prêter le serment de vérité et devenir Archiviste d’État. Cela vous parait clair ?
— Oui, Madame. Merci de me donner ma chance. Je rêve de ce métier depuis toute petite. Cette opportunité représente beaucoup pour moi.
Un sourire bienveillant plissa le village de Lëlikine, révélant les sillions d’un âge avancé.
— Avez-vous déjà une spécialité en tête ?
— Pas tout à fait, non. Mais j’aimerais que ma spécialité me fasse voyager. La première Archiviste que j’ai rencontrée allait de village en village pour compiler des histoires et des chansons folkloriques. Je trouve l’idée séduisante.
— Elle l’est, approuva sincèrement Lëlikine. Je suis agréablement surprise. Ces jours-ci, j’ai l’impression que toutes les jeunes femmes de notre ordre ne parlent plus que de travailler pour la noblesse. Vous ne voulez pas porter de belles robes, fréquenter les salles de bal et recueillir les mémoires de beaux héritiers en mal d’amour ?
— Pas particulièrement, non, rit nerveusement Antönika. Tous les bals auxquels j’ai assisté ont mal fini.
Par tous, Antönika voulait dire le seul, soit le quatorzième anniversaire d’une ancienne élève de sa grande sœur. Tous les convives semblaient avoir eu quelque bonne raison de se disputer ce jour-là, ce qui avait eu l’air d’amuser Rëvika, mais qui avait laissé sa sœur abasourdie. Au bout de trois heures d’une fête supposé en durer six ou sept, il y avait déjà eu des scènes, des cris, des larmes et plusieurs coups. Les musiciens s’épuisaient à jouer pour un bal qui ne dansait plus. Plusieurs lunes s’étaient écoulées depuis, mais Antönika regrettait encore vivement d’y être allée.
Lëlikine fouillait une pile de désordre mieux structurée que les autres. Elle en revint avec un carnet qu’elle tendit à sa nouvelle apprentie après en avoir consulté les premières pages.
— Mettons-nous au travail. Les détails de ma mission actuelle sont compilés ici. Je traque une relique d’origine aranite qui aurait été impliquée dans une série de disparitions étrange, il y a près de six ans. Vous avez peut-être déjà entendu parler de l’Héliaque ?
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