109.1
Au bout de trois jours de service, Shen ne détestait toujours pas sa nouvelle patronne et ne comprenait pas pourquoi tout le monde s’en étonnait comme d’une tempête de neige dans le désert. Au moindre prétexte, il s’entendait plaindre de devoir faire ce qui lui paraissait normal : arriver à l’heure, être attentif, obéir aux ordres, s’appliquer… Trouvait-il Yue exigeante ? Oui. Trop exigeante ? Non.
Certes, Shen essuyait son lot de remontrances avec elle et devait se contenter de l’absence de reproche en manière de félicitations, mais au moins, il savait toujours à quoi s’attendre en passant la porte de son bureau : Instructions claires avec conséquences prédéfinies et immédiates. En cela, Yue ne ressemblait pas aux nobles dames dont il avait l’habitude. Shen la trouvait facile à vivre en comparaison.
Le matin du quatrième jour – Yue venait de prendre un congé qui devait en durer plusieurs – Shen s’avisa de chercher à comprendre ce que lui reprochait ses détracteurs. Interroger Taliesin lui parut pertinent. Il l’alla trouver en salle d’archives à l’heure où celui-ci y mettait de l’ordre. Son accueil fut froid :
— Qu’est-ce qu’elle veut, encore ?
— Je ne suis pas là pour le travail.
Taliesin leva de ses classeurs un œil intrigué, toisa Shen de haut en bas, puis de de bas en haut, et se cala contre le dossier de sa chaise.
— Vas-y, je t’écoute.
Shen agrippa le dossier d’une chaise voisine sans oser s’y asseoir.
— Je me rends compte que dame Yue n’est pas particulièrement amicale, mais j’ai l’impression qu’il y a… plus. Est-ce que tu pourrais m’éclairer ?
— Sûr. Quelqu’un t’a raconté la vérité sur ce qui est arrivé à ton draconnier attitré ?
— Il ne s’est pas cassé un bras en s’entraînant ?
Taliesin affecta un sourire.
— Rafèl Llaros supervise les entraînements de la caserne. Il est un peu trop compétent pour se faire mal tout seul. C’est la petite princesse qui lui a retourné l’épaule et plié le bras en trois. Officiellement, c’était un accident, mais une gamine d’un mètre quarante ne met pas ce genre de bonhomme dans le plâtre sans le faire exprès.
Une image invraisemblable, passablement dérangeante, s’imposa Shen. Une part de lui refusait d’y croire.
— Pourquoi dame Yue ferait ça ?
— Aucune idée. C’est important ?
Shen estimait que oui, mais sentait que son avis ne pèserait pas lourd dans la conversation.
— Ce que j’essaie de te dire, c’est qu’elle est dangereuse. Pas parce qu’elle sait casser des os mais parce qu’elle n’a aucun scrupule à le faire. Être intouchable, ça aide. La petite princesse n’essaie même pas de faire semblant de ne pas se sentir supérieure. Tu l’as déjà entendue dire bonjour à une personne moins gradée qu’elle ?
Shen secoua la tête.
— Ça n’arrive jamais, appuya Taliesin. À ses yeux, personne n’existe au-delà de sa fonction, alors ceux dont elle a besoin n’ont pas le droit à l’erreur et ceux dont elle n’a pas besoin n’existent pas. Si tu ne comprends toujours pas pourquoi personne ne peut l’encadrer, attend de devenir inutile ou gênant.
— Je préfère qu’elle soit contente de mon travail aussi longtemps que possible, répliqua Shen pour conjurer cette sorte de prédiction.
— Si seulement ça suffisait pour être tranquille.
Un grincement de porte vibra dans l’écho. Shen se retourna tandis que Taliesin basculait sa chaise en arrière pour voir qui ouvrait. Roserille entrait, encombrée d’une boite qui menaçait de la faire tomber en avant. Shen se porta à son aide.
— Merci, souffla-t-elle une fois débarrassée. Tu peux la poser sur la table.
Il s’exécuta avec mille précautions, un tintement lui indiquant la présence d’objets fragiles dans le carton.
— Tu tombes doublement bien, se réjouit Roserille. J’ai du courrier pour toi.
La sacoche qu’elle portait en ceinture débordait de lettres. Shen s’étonna de la vitesse à laquelle Roserille pinça la bonne dans ce désordre.
Il reconnut l’expéditeur à la couleur de l’encre et devina le contenu de la lettre dans la foulée. Il s’en empara le souffle raccourci et le cœur agité
— Ça ne va pas ? s’inquiéta Roserille.
Taliesin aussi le dévisageait d’un œil soucieux. Shen remercia et s’excusa succinctement, prétexta une urgence et les quitta.
☼
Yue bascula la tête en arrière, tira sur sa paupière pour maintenir son œil ouvert et y fit tomber trois gouttes de philtre. Sa vue se brouilla un court instant. Lorsque qu’elle put se reconcentrer sur son reflet dans le miroir, son œil gris achevait de s’assortir au noir. Cette symétrie de couleur la perturbait un peu moins qu’un an plus tôt, sans lui plaire pour autant.
Ravalant sa gêne, elle replaça la fiole dans son écrin et avala la pilule qui lui roulait sous la langue depuis un moment. Celle-ci prit plus de temps à agir que les gouttes. Yue eut le temps de se brosser les cheveux et de les coiffer avant de voir leur teinte changer. Il leur fallut cinq bonnes minutes, ainsi qu’à ses cils et ses sourcils, pour passer du blanc au blond, du blond au brun, puis du brun au noir.
Autour de son cou, son pendentif jouait sa cantilène. Les paroles du chant funéraire lui sourdaient au fond la gorge, entrouvrait parfois ses lèvres sans lui desserrer les dents.
Le vent cognait contre sa façade ; les carreaux tremblaient entre les croisées, à croire le ciel en mal d’attention. Yue lui offrit la sienne de mauvais gré. Sous les nues grises, sa propriété resplendissait de toutes les plus belles couleurs de la jungle : verts intenses, roses flamboyants, oranges vifs, mauves diaprés… Feuilles larges et pointues se côtoyaient dans des étreintes de branches et des embrassades de fleurs trop magnifiques pour ne pas être contrefaites, à l’image des arbres à l’élégance étudiée qui ponctuaient le paysage, encadrait des vues, ombraient des aires de repos, se penchaient sur les eaux pour y semer des pétales…
Les pouvoirs d’Issac impressionnait Yue. Autant que sa naïveté qui frôlait l’idiotie.
Qu’allaient-ils dire aux fournisseurs qui livraient leurs provisions quotidiennes ? Que penseraient d’éventuels ouvriers en découvrant une maison délabrée au milieu d’un paysage de conte de fée ? Poseraient-ils des questions ou se contenteraient-ils de faire circuler leurs soupçons sous forme de rumeurs ? Et si un représentant de l’École des Arts Arcaniques s’avisait de leur rendre visite ?
Yue ferma rageusement ses rideaux, glissa son pendentif sous son col et le boutonna. Avant de s’occuper de la seconde bêtise d’Isaac, elle comptait élucider le mystère de la première.
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