111.3
Six ans de servitude avaient rendu Bard vulnérable à l’autorité. Il ne savait plus désobéir à un ordre, même implicite, à plus forte raison lorsque celui-ci n’impliquait que de mettre un pied devant l’autre. Son corps réagissait avant que son esprit n’ait le temps d’une révolte, souvent vaine. Ainsi suivit-il Mezmona le long d’un chemin qui n’en était pas un, à travers une broussaille chuintante et humide.
Mezmona s’y écorcha les pieds, ce qui ne parut pas la gêner le moins du monde, non plus que sa robe gorgée de pluie. Elle lui collait au corps du haut des cuisses au milieu du dos. Bard peinait à en détacher les yeux, pris de fascination pour la façon dont le vêtement se confondait à la peau, enveloppait la chair. Lors, le frisson nouveau ne lui courrait plus sur la peau, mais lui pulsait dans les veines.
Pour la première fois depuis le début de leur entrevue, il perdit les notions d’espace et de temps, au point d’être surpris en se découvrant aux pieds de la pyramide.
Vue de près, celle-ci perdait beaucoup de la majesté que lui donnait la perspective. C’était une ruine, un amoncellement de pierres friable mangé de lianes, dont les alentours n’étaient qu’obstacles : arbres effondrés et sols irréguliers, le tout sous une chaleur plus lourde que partout ailleurs. En gravissant les marches qui menaient au sommet de l’édifice, ou plutôt ce qui restait de ces marches, Bard consulta sa montre. Plus de vingt minutes s’étaient encore écoulées.
— Hé !
Il pressa le pas pour rejoindre Mezmona sur le plateau. Ses traits fabuleux s’étaient accentués, au point que la pointe dorée de ses cornes transperçait sa frange et qu’un motif d’écailles gagnait en relief autour de son visage.
— Soulève ça.
Sa griffe pointait une dalle de pierre dont Bard n’aurait pas soupçonné la mobilité avant de recevoir cet ordre. Il l’examina, trouva le défaut de jointure par où passer les mains et s’exécuta. Un trou grossier béait en-dessous, au fond duquel s’entassait un assortiment vieilli de bouteilles. Mezmona s’accroupit au bord de cette cave secrète, la fouilla, en extirpa une bobonne au ventre lourd d’un liquide vert sirupeux et la déboucha. Il dégageait une forte odeur d’alcool, de plante et de bois pourri. Mezmona grimaçait déjà avant d’en prendre une gorgé, puis deux, puis cinq.
Progressivement, elle reprit figure humaine. Son visage se décrispa et, comme au bord du bassin, elle étendit ses jambes sur la pierre chaude et tendit le cou pour recevoir la caresse du vent, lascive.
— Referme.
Bard reposa la dalle en soupirant, agacé autant que soulagé pour ses bras.
— Combien de temps il me reste ?
— À peu près vingt minutes.
Mezmona pencha la tête vers lui, les yeux plissés par le soleil autant que par la question qui lui traversait l’esprit.
— Ça devrait suffire, estima-t-elle.
Levée d’un bond leste à la réception chancelante, elle se dirigea vers les vestiges du temple.
Il y persistait de l’ombre et une chaleur agréable malgré le toit délabré. Pour tout aménagement, des tapis de fibres tressés matelassaient le sol. Bard n’osa d’abord pas le fouler.
— En quoi ma présence vous aide, exactement ?
Mezmona se fendit d’un sourire acide.
— Heureusement que tu es beau. Ça te dispense d’être intelligent.
Incertain de la réaction qu’elle cherchait à provoquer, Bard se tut pour ne pas risquer de la satisfaire.
Au lieu s’expliquer, elle reporta sa bouteille à ses lèvres, puis colla ses lèvres à celles de Bard ; les bras autour de son cou, entre l’étreinte et l’étranglement ; la langue opiniâtre, la bouche pleine ; l’alcool tiède emplit celle de Bard. Il l’avala de travers dans une respiration qui lui brûla la gorge.
Il la repoussa violemment, au prix d’une entaille de canine. En démente, Mezmona rit du sang sur ses dents.
— Vous êtes folle ! s’effraya Bard.
Comme pour lui donner raison, elle se passa les mains dans la nuque, défit le lacet qui maintenaient sa robe, joua des épaules pour glisser hors de ses manches et laissa le vêtement lui tomber sûr les chevilles. En un battement de cil, son corps fut nu. Bard en perdit le fil de ses sentiments.
— Je ne vais pas supplier, prévint-elle. Saisis ta chance maintenant, ce sera la dernière.
Bard avança presque malgré lui. Ils se jaugèrent l’un l’autre dans le sifflement du vent et de leurs respirations. L’odeur de mauvais alcool se fit plus oppressante. Bard se demandait s’il rêvait, s’il allait encore se réveiller humilié par l’écume de ses fantasmes. À supposer que non, il se demandait s’il était ivre ou seulement confus, et lequel des deux seins de Mezmona était le plus ferme. Il les effleura, les saisit, les palpa, les pressa… Il voulait éprouver tous les contours de cet objet de chair galbé au risque de le déchirer.
Son cœur s’emballait, ses veines gonflées à lui faire mal. Une main de Mezmona agrippa sa ceinture, le débarrassa de l’habit devenu étroit, l’empoigna méthodiquement, tout en passant son autre main entre ses propres jambes. Un va et vient actif, empressé, chaud et crispant.
Une fois prête, Mezmona lui agrippa les épaules, le fit assoir sous elle et le prit lentement au rythme gémissant d’un souffle saccadé.
Suffoqué, Bard sentit des larmes lui monter au coin des yeux, toutes ses perceptions se confondre en une, concentrées aux surfaces de contact de leurs peaux.
Il vit que Mezmona fermait les yeux et ferma le siens aussi. L’irrépressible frissons forcit en tremblement. Ses muscles se raidirent en contraction spasmodiques.
Sans forces, engourdi de plaisir, il s’étendit sur la natte, le poids de Mezmona encore appuyé sur son bassin.
Lors vint l’inconfort, la sensation d’une moiteur poisse, le brouillard d’émotion. Au-dessus de lui, Mezmona l’accablait de ses yeux d’ambre.
— Sérieusement ?
Elle se retira avec une nonchalance désabusée, s’allongea de son côté et reprit l’exercice impudique en usant de ses doigts. Cela dura, et dura, lui contracta le ventre, lui étira les jambes, lui voûta le dos… Puis ce fut l’accalmie. Mezmona ramassa sa robe chiffonnée et se l’étala sur le corps. Quant à Bard, il se revêtit tout à fait.
Couchés l’un à côté de l’autre, trop près, trop loin, satisfaits et frustrés, chacun dans son regret, chacun dans sa torpeur, ils se dévisageaient sans tout à fait se voir.
Et Mezmona s’assoupit.
Bard se recroquevilla sous une vague de sanglot.
☽
Les insectes crissaient plus fort une fois le soleil couché, unisson strident ininterrompu, hérissé de coassement criards et de couinements plaintifs. C’était l’heure du soir où s’impatronisait les petites créatures et où commençait à dessouler Mezmona.
Avant de rentrer chez elle, elle devait être capable de mettre un pied devant de l’autre et de compter ses doigts, encore un peu trop nombreux, et dont les contours indistincts la faisaient loucher. Elle ferma les yeux pour recentrer ses pupilles, les rouvrit sur Bard endormi à quelques pas. Pour la énième fois depuis la fin de sa propre sieste, elle envisagea de le secouer, de le chasser ; qu’il rentre chez lui où n'importe où. Sa présence l’agaçait autant que la perspective d’interagir avec lui. Alors Mezmona se reconcentrait sur ses mains.
Bientôt, ou peut-être longtemps après, une présence vint trouble son champ de perception. La surprise lui fit tourner la tête si vite qu’elle dut réprimer un haut-le-cœur. Debout à sa gauche se dressait une silhouette aussi floue que celles de ses phalanges, mais dont elle reconnut le port désinvolte : ce menton levé toujours trop haut, la tête penchée comme sur un cou cassé.
— Dégage, Cizin, maugréa-t-elle.
— Le capitaine m’a traîné jusque chez toi pour voir si t’allais bien, mais c’est dur de prendre des nouvelles des absents, alors… Je me doutais que tu serais ici.
— Je veux pas savoir pourquoi t’es venu, je veux que tu dégage, réitéra Mezmona.
Il approcha, ramassa la bouteille presque vide dont une poignée de fourmis s’était fait un bastion et la soupesa avec stupéfaction.
— Quand je vois les quantités que tu descends, je sais jamais si je suis impressionné ou terrifié.
Le son de sa voix troubla le sommeil de Bard, dont Cizin remarquait tout juste la présence. Ses yeux s’entrouvrirent, luminescent dans la pénombre. Une mine chiffonnée de gamin tombé du lit sur un visage d’adulte – plus ou moins.
— T’oublie jamais de t’amuser, faut croire, persiffla-t-il. Allez, lève-toi, je te ramène chez toi.
L’injonction n’ébranla Mezmona, sinon d’un doigt : le majeur. Cependant, Bard rassemblait ses esprits, passant de la confusion à la panique, horrifié par la couleur du ciel. Ses yeux alors grands ouverts parurent chercher un objet perdu, ses poumons, un air qui ne venait plus. Il se leva fébrile, obliqua un regard à Mezmona, puis à ses bottes, à Cizin et son insigne des Ailes de l’Eau, plus distinctes que les traits de son visage dans la nuit jeune, puis à la sortie qu’il prit d’un pas décidé, sans avoir desserré les lèvres.
— Tu devrais suivre son exemple, insista Cizin. En plus, il a commencé à pleuvoir. À trop attendre, tu vas te retrouver coincée par la tempête.
La pluie. Mezmona ne l’avait presque pas entendue sous le bourdonnement de la faune et la pulsation de ses tempes. Les gouttes tombaient encore fines et éparses, mais sous le ciel de l’archipel en cette saison, mieux valait prendre l’avertissement des nuages au sérieux. Mezmona n’hésita plus longtemps avec de se lever de mauvaise grâce, ignorant la main que lui tendait Cizin pour l’y aider, mais du ravaler sa fierté au moment de descendre les marches accidentées de la pyramide.
Marcher, respirer l’air libre et se faire asperger le visage de bruine la raffermit un peu. Son pas accéléra. Les contours de sa maison lui apparurent nettement lorsque celle-ci se profila au détour du chemin.
— Le capitaine est encore chez moi ?
— Y a des chances. Elle discutait avec ta mère quand je suis parti te chercher.
Mezmona s’arrêta net.
— Ma mère ? Elle est… non. Elle ne rentre jamais aussi tôt.
Sa voix tremblait, subitement. Pas de fatigue. Presque de peur. D’abord de déni.
Que lui voulait le capitaine, au juste ? Pourquoi se donnait-elle la peine de venir jusque chez son auxiliaire un jour de congé ? Certes, la veille, Mezmona s’était sentie mal au point de devoir finir son service plus tôt, mais cela arrivait tellement souvent depuis son opération que plus personne ne s’en inquiétait sérieusement depuis longtemps. Et sa mère…
Sans répondre au regard inquisiteur de Cizin, elle respira profondément, mobilisa tout ce qui lui restait d’énergie et se remit en marche à pas redoublés.
Annotations