Chapitre 2 - Les Ombres Pourpres (3/4)
Dicey comptait les minutes. Il avait espéré rentrer dans sa chambre pour s'écrouler sur le lit et piquer un bon somme. Mais les récents événements l'empêchaient de fermer l’oeil. En quelques heures, son avenir venait d'être totalement changé. De prisonnier à Bellnitch, il pouvait devenir pilote pour les Ombres Pourpres, un groupe de mercenaire dont il ne soupçonnait même pas l'existence avant cette nuit. Et ces derniers l'emmenaient dans leur base secrète sur Kentoria. Tant d'informations passaient dans son cerveau et le maintenaient éveillé.
Sa chambre était petite. Sans surprise étant donné la taille globale de l'appareil. Elle était rudimentaire : un lit, une armoire et une glace accrochée au mur. La salle de bain et les toilettes étaient communes et se trouvaient deux portes plus loin.
N'ayant rien d'autre à faire, Dicey avait écouté attentivement les bruits à l'extérieur de sa couchette. Il avait entendu le rire de Shad dans la chambre voisine et le ronflement de Bergins dans celle qui se trouvait juste en face. En revanche, il n'avait perçu aucune trace de Denita et de Simon dans le couloir. Ce dernier devait probablement rester aux commandes de la navette en cas de souci avec le pilote automatique tandis que la Swatrozi n'était vraisemblablement pas allée dormir.
Il ferma les yeux et se concentra pour s'endormir lorsqu'on tambourina à la porte. C'était Shad.
— Debout Dicey, on arrive !
Le pilote se leva encore plus épuisé qu'avant, et se regarda dans le miroir. Il avait le teint blanc et les yeux creusés par la fatigue. Sortant de la chambre, il passa par la salle de bain pour se mettre un peu d'eau sur le visage avant de rejoindre la pièce principale. Shad était accoudé au bar et Denita s'était assise sur le canapé. Les deux Humains préparaient l'atterrissage sur Kentoria.
Dicey observa l'extérieur. La base formait une zone floue, invisible depuis l'espace. Pour un aventurier non averti, il lui aurait été impossible de remarquer son emplacement.
Toutefois, Simon savait parfaitement ce qu'il faisait. La masse floue se rapprocha dangereusement de la navette, puis une brèche s'ouvrit et le vaisseau y pénétra.
La navette avait atterri dans l'un des hangars. La secousse finale fit tituber Dicey, puis la porte du sas s'ouvrit, laissant entrer la lumière artificielle. Le groupe sortit, Bergins en tête, et se dirigea au fond de la structure. Cette dernière était gigantesque et des centaines de vaisseaux, de la petite navette au gros transporteur de marchandises, étaient rangés en ligne sur toute sa longueur.
Au bout du hangar, une antichambre accueillait les nouveaux venus. Un Taeil et un Humain se tenait devant la porte qui menait à l'intérieur de la station. Alors que le groupe continuait d'avancer, l'un des deux les arrêta d'une main.
— Identification, demanda-t-il sèchement.
— Equipe Effy, répondit calmement Bergins, prévenez Shenin de notre arrivée.
Le Taeil porta la main à son oreille et, après un instant, fit un signe de tête à son collègue. Ils s'écartèrent pour les laisser passer.
— C'est bon, ils sont avec lui, dit-il en serrant les doigts, l'air toujours méfiant.
Le groupe entra dans un hall gigantesque bondé de monde. La plupart de la foule étaient répartis en petits groupes de même espèce discutant au milieu d'un brouhaha ambiant. De nombreux commerces étaient disséminés un peu partout et les gens allaient et venaient, du mécanicien de navettes au petit épicier pour les voyages interstellaires.
Si Dicey ne connaissait pas l'objectif de cet endroit, il aurait pu penser à un hall classique tel qu'on pouvait en trouver sur Saon. Mais le pilote savait que tous ces gens, sous leurs apparences trompeuses, étaient des mercenaires.
Dicey leva les yeux et fut étonné par la hauteur de l'édifice qui comprenait plusieurs niveaux, quatre exactement.
Le pilote suivit ses acolytes et monta sur un escalator menant au deuxième. Celui-ci était beaucoup plus calme, le brouhaha du premier étant étouffé par un sol épais et dense.
Bergins se dirigea vers le « Zurex » , un bar d'apparence miteuse. Mais là encore, Dicey fut surpris. A l'instar du premier niveau du hall, l'intérieur était bondé. L'air était chaud et une musique jazz laissait un fond sonore. Le bar était circulaire et la plupart des chaises étaient occupées. Des rires gras et des bruits de verre s'échappaient des tables dispersées de manière irrégulière aux quatre coins de la pièce.
Shad s'éloigna pour s'asseoir près du barman. Denita rejoignit quelques Swatrozis qui discutaient près d'un grand néon bleu. Simon s'approcha d'une table reculée dans l'ombre. Bergins resta près de Dicey. La tête de ce dernier commença à tourner, et il eut soudain l'impression qu'elle allait exploser. La voix des clients, les cris du barman qui répétait les commandes, la musique qui semblait tourner en boucle, la chaleur étouffante du lieu : tout cela lui gonflait le crâne et ses oreilles bourdonnaient.
Avant qu'il ne s'écroule, le bras puissant du colosse le souleva et l'assis sur une chaise. Dicey sortit de sa léthargie et reprit conscience.
Face à lui se trouvait un Zantry au visage long et ferme. Sa bouche affichait un pincement d'insatisfaction. À sa droite, Simon discutait avec une silhouette que Dicey ne pouvait distinguer. Le Zantry était assis en tailleur sur un canapé en cuir. Voyant Dicey, son expression se relâcha, et il dit.
— Bonjour Max Dicey. Enfin, on se rencontre.
Toujours l'esprit embrumé par l'ambiance du bar et la fatigue, le pilote ne répondit pas. Le Zantry sourit.
— Moi aussi je suis enchanté de te connaître. Je pense que nous pouvons devenir de très bons amis, toi et moi.
— Que me voulez-vous ? balbutia Dicey.
— Prends un verre d'abord. Je ne suis pas là pour te faire du mal, au contraire.
Le Zantry leva le bras et claqua des doigts. Shad arriva quelques minutes plus tard avec deux verres qu'il posa sur la table. Le breuvage était trouble et dégageait une forte odeur d'alcool.
— Tu peux y aller, dit le Zantry, c'est du Fill Up, ça va te requinquer un peu.
A contrecoeur, Dicey le prit d'une main tremblante et l'avala d'une traite. L'alcool brûla sa gorge, et ses yeux s’écarquillèrent. Il fut prit d'une violente toux, puis leva le regard vers le Zantry. Bizarrement, la brume s'était maintenant dissipée et son esprit semblait beaucoup plus lucide. Il était enfin apte à discuter. Le Zantry sourit à nouveau.
— Magique, non ? Bien. Parlons affaires maintenant.
— Pourquoi avez-vous besoin de moi ?
— J'avais besoin d'un excellent pilote.
— Ça, on me l'a déjà dit. Ce que je veux savoir, c'est pourquoi ?
Le Zantry étira ses jambes puis s'étala le long du canapé. Il fit tourner son verre entre ses doigts.
— Les temps sont durs, Dicey, et de moins en moins sûrs. Le Conseil réduit la liberté des uns et engraisse les autres. La galaxie se divise, et certains en profitent. As-tu déjà entendu parler des Éphémères ?
Dicey haussa les sourcils. Cette soirée était définitivement riche en informations. Sans même recevoir de réponse, le Zantry comprit l'interrogation du pilote.
— Cela ne m'étonne pas. Ce n'est pas le genre de chose que l'on apprend à l'école. Les Éphémères sont une race de créatures qui proviennent du Néant. Elles sont assez peu connues car elles viennent que très rarement.
— Le Néant ? Le même que celui du conte pour enfants ?
— Nous n'avons que peu d'informations là-dessus. C'est une sorte de monde parallèle dans lequel vivent ces créatures. Elles viennent ici grâce à des portails et enveniment les planètes reculées avant de conquérir les populations.
— Ont-elles déjà réussi à décimer une espèce ?
— Pas à ma connaissance. Par le passé, elles l'ont maintes fois tenté, mais nos ancêtres ont toujours réussi à contrer leurs attaques.
— Alors pourquoi devrait-on s'en soucier maintenant ?
— Notre civilisation se déchire Dicey. Le Conseil ne voit que le pouvoir et divise le monde. C'est une opportunité pour elles. Les récentes attaques ne sont que les prémices du chaos qui nous attend tous si nous ne réagissons pas à temps.
Dicey réfléchit longuement. Cette histoire lui parut invraisemblable. Mais la situation de Frist éveillait en lui un doute. Personne n'avait vraiment su ce qui s'était passé là-bas. Personne n'avait réussi à survivre pour rendre compte du massacre qui avait eu lieu. Et si cette histoire d’Éphémères était vraie ?
— Je peux comprendre tes doutes, Dicey, dit calmement le Zantry, mais le Conseil ferme les yeux. Nous devons donc agir seuls. Les autres groupes sont trop cupides pour prendre des risques. Les Ombres Pourpres sont les seuls à se préoccuper de ce problème, et j'ai besoin de quelqu'un de ta trempe dans nos rangs.
Dicey croisa le regard de Bergins et chercha de la sincérité dans ses yeux. L'Humain acquiesça. Sentant un poids sur ses épaules, Dicey s'exclama.
— Admettons qu'ils existent, avez-vous des plans pour les combattre ?
— J'ai envoyé mes hommes aux quatre coins de la galaxie pour faire des recherches sur d'éventuels signes d'un retour des Éphémères. Ton équipe en fera également.
— Mon équipe ? Dicey n'était pas sûr d'avoir bien entendu.
— Ton équipe oui. Bergins, Shad, Denita, tu pars avec eux. Tu remplaceras Simon en tant que pilote.
Entendant son nom, Simon se rapprocha de la table.
— Je te l'ai dis. Je suis chargé d'une autre affaire, ils ont besoin d'un pilote. D'un bon pilote.
Le Zantry reprit la parole.
— Écoute, je te propose d'accompagner mes hommes le temps d'une mission, et si, une fois terminée, tu as encore des doutes, j'irais voir ailleurs. Mais sache que je ne fais pas sortir quelqu'un de prison pour le laisser partir. C'est de toi dont j'ai besoin et de personne d'autre.
Malgré son ton bienveillant, Dicey percevait la menace. Il n'avait pas l'air d'être le genre de personne auquel on pouvait échapper. N'ayant pas d'autre choix, il accepta.
— Parfait ! S'exclama le Zantry, visiblement satisfait. Vous embarquez bientôt. D'ici-là, libre à toi de te balader sur la station. Essaye juste d'être le plus discret possible, je n'aime pas quand mes hommes font trop parler d'eux, question de principe.
Dicey acquiesça en s'inclinant presque jusqu'à toucher la table avec son front et se leva. Avant de partir, il eut une dernière question.
— Qui êtes vous ?
— Shenin. C'est moi le patron ici.
Dicey hocha la tête et se dirigea vers le bar. Il s'accouda sur la table, et un homme, complètement ivre, lui adressa la parole.
— Hey toi ! Tu serais pas Dicey, le super pilote ?
Dicey tourna la tête d'un air dédaigneux et répondit.
— Qui le demande ?
— Marcus. Le meilleur pilote du système Nasterre. Ça te dirait une petite course ? J'ai mon vaisseau à l'extérieur.
— Non désolé, une autre fois peut-être.
L'homme haussa la voix et fit de grands gestes menaçants en direction de Dicey. Ce dernier eut un mouvement de recul.
— T'as peur que je te mette une raclée, hein ? beugla l'homme ivre.
Malgré l'alcool et la fatigue, Dicey tenta de garder son calme. Heureusement, Bergins rejoignit et repoussa l'homme.
— Désolé, nous n'avons pas le temps pour des courses de vaisseaux.
La voix ferme alliée à la carrure massive de l'Humain eut le résultat escompté : le client se mit à gémir et s'éloigna d'une démarche peu assurée. Dicey remercia son collègue d'un regard, et sortit du bar.
Il se dirigea vers l'escalator menant au premier niveau de la station, là où se trouvaient toutes les boutiques. Dicey était curieux de voir ce qu'on pouvait y vendre. Il déambula dans les grandes allées, noires de monde, et observa attentivement. Un Zantry aux yeux vitreux l'interpella. Sa peau normalement sableuse était laiteuse et sa voix déraillait sur chaque syllabe.
— Hey mec, tu veux tester la nouvelle marchandise ?
— Quelle marchandise ? Répondit Dicey d'un air innocent.
— Sérum de jeunesse, biscuits hallucinogènes, poudre de coloration pour cheveux, si tu les ingères, tu fais un bad trip mon gars, c'est génial !
Dicey comprit bien vite de quelles marchandises il s'agissait, et s'éloigna rapidement du Zantry d'un air de dégoûté. Les mercenaires appréciaient-ils vraiment renifler de la poudre de coloration pour cheveux ?
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