Conséquences 1/7
Les deux frères dévisagèrent Ombre, cherchant un signe indiquant que le choc qu'elle venait de subir s'atténuait. Ils tentaient de spéculer sur ses réactions, afin de l'assister au mieux. Mais... au fond, ils savaient qu'ils manquaient d'éléments. Pour le moment, leur espionne demeurait inerte et le regard vide. Bastian le premier pensa à venir sentir l'haleine de la dragonienne, et y reconnut l'odeur d'une personne à jeun. Grimaçant, il écarta le pan de la tente et demanda du jus de viande.
Les membres de la suite eurent fort à faire pour obtenir du liquide rougeâtre, froid et où flottaient des plaques de graisse. Xavier demanda à l'un de ses gardes de s'assurer que rien de nocif ne s'y trouvait, avant d'en humecter les lèvres de sa consoeur.
Les quatre personnes présentes éprouvèrent du soulagement en voyant la miraculée réagir à la nourriture. Toujours éteinte, elle chercha tout de même à s'asseoir, puis but ce fond avec avidité. Ils la laissèrent lécher le plat.
Quelques minutes plus tard, toujours assise et amorphe jusque-là, son expression se modifia. Quelques forces lui revenaient. Elle baissa peu à peu la tête, tandis que les souvenirs des évènements récents lui pesaient au fur et à mesure qu'ils lui revenaient. Sa respiration se saccada. Plusieurs fois, elle sursauta, surprise par un bruit ou à cause de la peur qui revenait.
- Il est temps que Gérald la voie, estima Xavier.
Son frère partit le chercher. Les quatre frères se réunirent, et les trois aînés guettèrent les réactions du petit dernier. Obtèr veilla lui aussi. Il savait qu'il pouvait se permettre quelques insubordinations avec Gérald, et comptait en profiter. Sa fille venait de traverser une épreuve qui en aurait tué plus d'un. Une fois mieux éclairé sur son état, il partirait écrire un rapport pour Kassia. Elle devait tout savoir sur les dragoniens de Vorn.
Tandis que, pour la première fois en dix-huit ans tous voyaient la dragonienne pleurer, le dernier des De Xévastre lui prit le poignet avec une douceur ne laissant aucun doute au sujet de ses sentiments. Avec tendresse, il fit monter sa main, jusqu'à l'avant bras. Perdue, Ombre observa cette peau caresser ses écailles dépourvues de sang. Elle se souvenait de la douleur à chaque respiration, mais n'en éprouvait plus, sans savoir pourquoi ni comment. Elle éprouvait toujours une souffrance et une terreur oppressantes, sans raison au vu de sa situation actuelle. Isa et ses deux esclaves avaient disparu, remplacés par ses seigneurs et son Seigneur, ainsi que son père et la garde rapprochée de sieur Xavier. Délirait-elle ? Toujours, elle entendait des bruits de succion et des gémissements féminins. Elle sentait qu'elle allait craquer, sans savior devant qui. Car elle ne doutait pas que plusieurs présences l'entouraient. Mais elle ne pouvait jurer de l'identité des personnes présentes. À la tente et ses senteurs d'extérieur, de sueurs humaines et d'herbes médicinales, se superposaient le lieu de tortures, ses odeurs de sang, d'horreur et de plaisir.
Gérald voyait bien que son aimée allait au plus mal. Il ne savait toujours pas ce qu'elle venait de vivre. Elle s'égarait entre le passé et le présent, comme souvent au petit matin, lorsque le comte de Xévastre lui demandait des informations précises sur le passé, au sujet de plusieurs personnes. Aux matins suivant ces explorations, elle semblait mourante. Et comme souvent, comme en ce moment-même, Ombre était glacée. Seules deux différences indiquaient que son désarrois actuel n'était pas lié à une exploration complexe du passé. Son air hagard et terrorisé, ainsi que les battements anarchiques de son coeur, habituellement lents et faibles. Il caressa le bras de la dragonienne, et prit sur lui pour ne pas la mettre sur ses genoux et l'enlacer. Pas devant ses frères et les serviteurs.
Ce contact chaud aida Ombre à différencier les différents temps. À trier les éléments issus de sa mémoire, et ce qu'elle vivait dans l'immédiat. Plusieurs fois, son entourage la vit battre des cils et s'apprêter à dire quelque chose, avant de s'interrompre.
N'y tenant plus, Gérald lui saisit son poignet encore libre, et la somma :
- Que t'es-t-il arrivé ?
- Isa m'a torturée, mon Seigneur.
Gérald fulmina. Il se tourna brusquement vers Xavier, qui ne pouvait qu'être au courant, et voulut mugir, mais son aîné ne lui en laissa pas l'occasion.
- Je sais que tu veux demander réparation, mais réfléchit. La vengeance est un plat qui se mange froid, et pour le moment nous ne pouvons nous permettre le moindre conflit armé. Et connaissant les gens de Vorn, ainsi que le roi actuel, cette situation pourrait aisément tourner ainsi. Mais supposons que tu découvres cette barbarie plus tard. Suite à la naissance de ton premier enfant. Ombre t'avoue brusquement ce qu'elle a traversé. Là, nous aurons eu tout le loisir de trouver une tournure te permettant de déposséder Isa de ses terres, et de lever une armée assez conséquente pour tenir tête à Vorn et ses alliés en cas de besoin.
- Nous devons la faire écarteler... siffla Gérald.
- Certainement pas. Personne ne comprendrait pourquoi, et cela nous isolerait.
- Ne me prends pas pour un imbécile Xavier, se récria Gérald, j'ai bien vu tout le sang qui imprègne cette litière et qui trace un chemin entre le château et ici !
Bastian intervint.
- Gérald, apprend à réfléchir pour le bien du comté. Oui, ce qu'a subit Ombre est grave. Mais nous ne pouvons pas nous permettre la moindre action irréfléchie. Regarde le temps que prends l'accord entre Xévastre et Vorn, ils sentent que notre action est intéressée, ils envoient régulièrement des espions parmi nous. Heureusement que la Demoiselle Isa t'aime et te veut.
Gérald voulut pousser ses frères à l'action immédiate, mais il sentit Ombre se soustraire à sa prise. Inquiet, il se tourna vers elle. Elle avait repris son air grave habituel, mais avant de s'exprimer lança un regard interrogateur en direction de Hubert. Herbert le fit sortir de la tente, et s'assura que le dragonien, à l'ouïe assez fine pour entendre battre les coeurs se trouve assez loin pour ne plus entendre leur conversation. Après quoi, il permit à Ombre de parler. Elle se reprenait vite, désormais seul son essoufflement trahissait son émotion. Elle avait profité du départ de son père pour ravaler ses larmes.
- Supposons que vous preniez des mesures et obteniez réparation, mon Seigneur. Et ensuite ? Cela confirmera aux yeux de tous l'importance que je revêts pour vous, et ma potentielle valeur d'otage.
-Ce qui pourrait remettre en doute son imbécilité, ajouta Bastian. Quel noble se soucierait du sort d'une attardée ? Nous avons veillé à la survie de notre bien, car elle nous appartient. Agir plus en sa faveur deviendrait suspect.
- En parlant de ça, nous ne devrions pas nous attarder trop longtemps, releva Herbert. Nions l'usage de magie sur elle, et je propose que tu sois rappatriée, Ombre. Ici, tu cours trop de dangers, et l'usage de magie est flagrant. Il ne faut plus que quiconque à l'extérieur ne la voie.
- J'aimerais aussi écarter Hubert, souligna Bastian. Une fois son rapport établi, vous devriez retourner à Gué-des-Âtres. Je ferais détacher l'un des assistants de notre soigneur pour vous accompagner.
Xavier approuva. De même que la dragonienne. Elle espérait aussi pouvoir s'isoler sans trop attendre, afin de céder aux émotions qui ne la quittaient pas. Elle s'attendait à un éclair douloureux à chaque action, ce qui l'épuisait. Il y eut un court silence. Mais cela suffit aux gémissements et aux bruits de succion, accompagnés de la sensation du viol de ressurgir. Cela la tétanisa. Ombre s'aggripa à son brancard, et cessa de respirer. Pour la première fois de sa vie, son esprit s'égarait sans s'accompagner de la sensation de chute en arrière. Elle ne trouvait aucune prise.
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