Isolement 3/4
Là, elle s’abandonna à son malheur. Peu lui importait l’incohérence de ses propos, ou de se rouler et de se tordre au sol. Nul ne pouvait la juger, nul ne la voyait ni ne l’entendait. Astuce resta dans les environs.
Le soleil se couchait, quand la dragonienne trouva la volonté de se redresser et de reprendre la route, vidée. Elles arrivèrent toutes deux à la clairière des vents vers le milieu de la nuit, et Ombre partit poser divers pièges avant de se pelotonner dans son sac de couchage. Astuce s’allongea près d’elle, cavalière et jument se partagèrent leur chaleur. De nouveau, l’exploratrice du passé chercha à repousser ses limites, et remonta aussi loin que possible, comptant sur son cheval pour la maintenir en vie.
Elle n’apprit rien de nouveau, et au petit matin n’eut pas besoin d’attendre avant de se mouvoir. L’écailleuse se nourrit de renards, et conserva leurs peaux. La solitude et le silence lui plaisaient. Sa liberté nouvelle aussi. En ces lieux, nul besoin de raser les murs, tête basse, les épaules voûtées. Elle pouvait s’avancer d’un pas militaire, sans craindre de perdre sa couverture de décérébrée. Plus de sourire béat à arborer, ni de gloussements stupides à émettre. Elle pouvait conserver son silence. Ecouter la forêt vivre, chercher des charognes à l’odeur si l’envie lui prenait.
Ombre dédia les quelques jours suivants à savourer sa liberté, ce qui éclipsa ses ressouvenances. Rien ne lui rappelait Vorn en ces bois. Une routine s’installa. Tous les matins à l’aurore, elle relevait ses pièges, mangeait les proies encore chaudes et mettait les autres à sécher. Jusqu’au zénith, la dragonienne s’occupait de ses comptes-rendus, et demandait de temps à autres de nouvelles réserves pour poursuivre ses correspondances. L’après-midi, elle errait dans les bois en compagnie d’Astuce. Tantôt, l’animal conduisait leurs pas où la menait son instant ; tantôt, Ombre lui apprenait à répondre à certains appels. Ou encore, l’écailleuse s’offrait quelques gorgées de sang et méditait. À son passé, son présent, son avenir.
Que ferait-elle, une fois son Seigneur disparu ? Peut-être se lierait-elle à la descendance de ce dernier. Eventuellement sur deux générations, après quoi, ses liens seraient trop distants pour demeurer dignes d’intérêt à ses yeux.
Ombre appréciait sincèrement cette réclusion. Astuce était une jument exceptionnelle. Assurément, sa descendance prendrait beaucoup de valeur. Et la dragonienne se sentait une affinité certaine avec les chevaux. Elle s’imaginait sans peine vivre avec eux, et parfois en confier quelques-uns aux habitants du comté. Bien vite, elle développa l’idée d’une tour, construite de ses propres mains, quelque part le long de la Crevasse. En ces lieux, personne ne viendrait l’importuner.
Plus elle y réfléchissait, plus l’idée la séduisait. Aussi étudia-t-elle dans le passé la manière de construire une tour de pierre, quelles méthodes seraient les plus appropriées pour conserver la chaleur des feux, comment faire circuler l’air.
Deux mois durant, son isolement ne fut pas brisé, au terme desquels elle reçut une missive portant l’odeur de son Seigneur, lui annonçant son retour, et le besoin de ce dernier de la revoir. Cela la fit sourire. La dépendance de Gérald la touchait. Alors, elle acheva ses tâches matinales et, sans se presser, retourna à Gué-des-Âtres.
L’arrivée d’un cavalier venant du nord-ouest aviva la curiosité générale. Elle déçut leurs attentes en retirant son casque, et leur sourit avec cet air béat qui contribuait à sa réputation. La putain de Gérald revenait, ce qui n’avait rien d’extraordinaire. Personne ne s’intéressa aux nombreuses peaux qu’elle ramenait, ni aux vivre rapportées.
Elle eut tout juste le temps de confier ces affaires aux serviteurs en charge de ce type d’arrivage, avant que son Seigneur ne vienne à sa rencontre. Il lui fit signe de le suivre, et l’amena à ses appartements. Une fois la porte fermée, il enfonça son visage au creux du cou de son amie. Sa voix tremblait.
- Comment vas-tu, Ombre ? Oh, j’étais si inquiet, pendant tout ce temps !
La dragonienne le repoussa avec fermeté. Il s’essuya les yeux d’un revers de manche, et renifla. Elle répondit :
- Bien.
- Si je peux faire quelque chose pour toi… insista-t-il.
Elle fit la moue. Que pouvait-il faire ? Modifier le passé ? Elle-même n’y parvenait pas.
- Agissez comme avant.
- Je… j’aimerais faire plus… avoua-t-il.
- Alors mettez tout en œuvre pour que je n’aie jamais plus à retourner à Vorn, mon Seigneur.
Il la regarda droit dans les yeux, et accepta sans réfléchir. Pourtant, il s’agissait d’une demande complexe à réaliser. En sa qualité de garde rapprochée, Ombre se devait de le suivre en tous temps, en tous lieux. Elle le sentit brusquement nerveux. Ses mains se crispèrent, il déglutit à plusieurs reprises. Son odeur se modifiait, de même que le rythme de son cœur et de sa respiration. Son regard devint fuyant. Après plusieurs minutes de silence, il osa :
- Ombre… le moment est mal choisi… mais… je …
- Ce n’est pas réciproque, trancha Ombre.
Il trembla, et répondit d’une voix chevrotante :
- Pourtant… tout… tout ce que tu fais…
- Vous êtes mon père. Mon frère. Tout autre type de relation tiendrait de l’inceste. Ce qui me répugne.
- Mais… Aucun lien du sang ne nous unit.
- Je le vis ainsi.
Elle pouvait voir son esprit se racornir, brûlé par la déception, consumé par le sentiment de trahison qui le transperçait. Ombre lui laissa le temps. Elle connaissait depuis des années quels sentiments il nourrissait à son égard.
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