Voyage 3/6

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Elle mit du temps à comprendre qu'il lui tendait l'objet, et, ravie qu'on lui confie une nouvelle tâche gloussa avant de détaler. Le chef se demanda comment quelqu'un d'aussi faible d'esprit avait pu vivre au-delà de l’enfance, et même n'avoir pas eu d'enfant tout aussi dégénéré. Avec un peu de chance, elle était stérile.

La dragonienne n'abandonna pas sa démarche de faible d'esprit, et prit soin de conserver son air béat jusqu'aux appartements de son seigneur. Elle lui tendit la missive sans un mot, et lui demanda s'il désirait transmettre de nouveaux messages.

- Dis-moi ce que tu penses de cette réponse. "Ma promise, quelle douce idée avez-vous eue. Je tiens à vous l'assurer ici et maintenant, avant de vous le répéter de vive voix, que je ne possède nulle favorite. Aucune femme ne saurait s’attirer mon intérêt et ma tendresse, à part vous".

Ombre l'interrompit sèchement.

- Dites plutôt que nulle femme autre qu'elle ne peut vous émouvoir.

- M'émouvoir ?

- Ce verbe sous-entend que bien que non-mariés, vous lui êtes déjà fidèle.

Constatant que cela ne l'éclaira guère, elle lui apprit le double-sens du terme, qu'il s'empressa d'écrire. Son seigneur reprit.

- "Je vous remercie de votre grâce exceptionnelle, et espère pouvoir vous présenter les membres de ma garde personnelle, qui me suivront tout au court de ma vie. Signé votre promis, Gérald de Xévastre."

Ombre prit le temps de réfléchir.

- Vous ne répondez pas à son second paragraphe.

- Qu'y disait-elle ? Soupira le promis, au supplice à la seule idée de revoir l'horreur blonde.

- Elle se languit de vous. Il vous incombe de souffrir, vous aussi, de son absence.

Son seigneur lui lança un regard noir. Ils tergiversèrent encore sur le fond et la forme de sa réponse, avant qu'il n'écrive la version définitive. Ombre insista pour qu'il patiente jusqu'au lendemain, avant de confier sa réponse au messager.

- Il est très clair, s'il tarde trop il se fera pendre, qu'importent les raisons de ce contre-temps. Je ne supporterais pas qu'il perde la vie par ma faute.

- Il s'agit d'une grossière erreur, lui reprocha Ombre. Que vous importe sa vie ? Comment savez-vous qu'il ne s'agit pas de menaces qui ne seront jamais appliquées ?

- Tu poses la question ?

Elle tressaillit sous son regard lourd de reproches.

- Toute vie est précieuse, Ombre, nous te l'avons déjà dit.

Bien qu'elle en doutait, la dragonienne ne chercha pas à contre-argumenter. Elle ne se sentait pas dans son assiette, et jeta un regard assassin au soleil, encore haut dans le ciel. Même en le désirant ardemment, elle ne pourrait s'endormir et explorer le passé avant plusieurs heures, et des émotions qu'elle ne pouvait nommer avec certitude lui obscurcissaient l'esprit.

Il lui était impossible de partir s'isoler dans les bois quelques mois durant, et elle manquait aussi du temps pour s'épuiser à l'entraînement. Il ne lui restait qu'une possibilité pour juguler sa terreur. Elle s'excusa auprès de son seigneur, et partit s'occuper de ses chevaux.

Au cours de la décennie écoulée, Astuce avait déjà pouliné deux fois. Ses deux petits étaient magnifiques, et Ombre avait éprouvé une joie infinie à les voir grandir, l'un après l'autre, puis à les débourrer comme sa première jument. Les trois animaux savaient lui obéir même en liberté, s’exécutant aussi bien à ses gestes et à ses postures qu'à sa voix. Elle les libéra tous trois dans le corral de la cour, et se rasséréna à leur contact. S'occuper de chevaux, selon beaucoup, ne demandait pas d'intellect, aussi pouvait-elle s'adonner à sa passion au vu et au su de tous.

La mère et ses deux fils allaient l'accompagner à Vorn, Ombre donnerait tout pour qu'il en soit ainsi. Leur présence la rassérénait, ainsi que leur intelligence. Le fougueux Brouillard pouvait porter de lourdes charges, et son cadet Kriss savait éviter les pièges de la route comme nul autre. Ce dernier ressemblait beaucoup à sa mère, tandis que son aîné avait tout pris de leur père. Ombre avait choisi le meilleur étalon pour Astuce, et le résultat se ressentait.

La fin de la journée arriva. Couverte de sueur, de poils et de bave de chevaux, Ombre s'offrit une légère collation, s'immergea brièvement dans un bain puis rejoingit sa chambre. Son seigneur y dormait déjà, elle en profita pour raviver le feu de cheminée.

Enfin, elle put explorer le passé. Elle suivit à l'envers le cheminement du message, remontant jusqu'à l'idée même de ce dernier, avant de suivre le cours du temps. Et sa vision la terrifia comme jamais auparavant. Elle se rendit compte qu'elle venait de sous-estimer la Demoiselle pour la seconde fois, et les répercussions l'horrifiaient.

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