Leur voyage, comme d'habitude, se déroula sans encombre. Xavier, Gérald et leurs suites parcoururent le trajet à cheval, ce que vécut mal le cadet. Comme toujours… Il honnissait l’équitation. Et le silence d’Ombre l’inquiétait. Il pensait que la raison de leur venue était claire pourtant. Ils ne pouvaient faire autrement, et ils devaient se montrer plus prudents encore qu’à l’accoutumée. Rien de bien insurmontable pour elle… lui-même se sentait prêt à jouer son rôle de promis.

Savoir que dans un avenir proche, il obtiendrait réparation pour ce qu'avait vécu Ombre dix ans plus tôt le faisait jubiler. Gérald se demandait si sa dragonienne y pensait. Ou même si elle voulait y penser. Vers la fin du voyage, il osa lui poser la question, avec maladresse comme toujours.

- Rien de ce que vous pourrez lui faire n'effacera ses actes, mon seigneur, soupira Ombre avec froideur.

- Mais... balbutia le nobliau ; justice doit être rendue... quel sort, selon toi, mériterait-elle ?

- Rien. Justice ne peut être rendue, pour aucune de ses victimes. Rien ne peut effacer ces actes. Pas même la mort. Par conséquent, ne me mêlez pas à votre vengeance personnelle.

Gérald n'en croyait pas ses oreilles. Comment son aimée pouvait-elle se montrer aussi détachée, alors qu’elle avait l’occasion d’obtenir ce qu’elle désirait concernant Isa ? Mais…

- Souhaites-tu qu’elle souffre ? S’enquit le sieur.

- Je désire seulement l’éviter autant que possible, et ne jamais plus me trouver seule en sa présence. Je souhaite que Vorn et son système de dressage disparaissent à jamais. Qu’un dragonien de ce duché devienne indiscernable de n’importe quel dragonien. Et que vous viviez heureux. Vos épousailles ne vous apporterons rien de bon. Je l’ai vu dans le passé, la vengeance est une perte de temps, et ses conséquences souvent pires que l’inaction. Vous devriez retourner au campement mon seigneur. Votre absence devient longue pour seulement vous soulager.

Gérald, perplexe, retourna sous sa tente, laissant Ombre continuer à ramasser du bois et quelques fruits. Elle mangea durant le service des soldats en charge du second tour de garde, et rejoignit son protégé. Cette fois, il réfléchissait trop pour dormir. Cela ne pouvait pas lui faire de mal.

Dans la nuit, la dragonienne hésita à observer les intentions de son seigneur. Bien qu’elle se soit jurée de se fier à lui… après la traîtrise de Xavier, l’écailleuse doutait même de Gérald. Et l’imminence du retour au château de Vorn amplifiait toutes ses craintes, ravivait des souvenirs qu’elle pensait apprivoisés. C’est asphyxiée par la peur qu’elle s’éveilla une première fois, et eut l’estomac tellement retourné qu’elle ne put manger le lapin qu’elle s’était mise de côté. Nerveuse, elle s’enfuit dans le passé le ventre creux. Au moins apprit-elle que cela ne changeait rien à la qualité de son errance dans le temps.

Le lendemain, ils agirent comme de coutume. Gérald partit discuter avec son frère et leurs conseillers, Ombre prenait soin des nombreux chevaux avec les écuyers. Elle attela Brouillard, céda Kriss à un jeune soldat en quête de défi équestre, et conversa en silence avec Astuce le reste de la journée. La jument écoutait toutes les craintes de sa maîtresse, sans émettre le moindre jugement. C’était tout ce que la dragonienne demandait.

Lorsqu’enfin, ils arrivèrent en vue du château désormais demeure annuelle de la Duchesse, Ombre releva diverses nouveautés. Le château rutilait. Chaque pierre, chaque tuile devait être régulièrement briquée avec attention. D’ailleurs, quelques silhouettes suspendues glissaient le long des pierres, ou funambulaient quelques pas sur sur les toits, avant de se baisser. La forêt avait reculé, laissant place à de jeunes vergers dessinant des rayons partant des pointes de l’étoile à huit branches que dessinait le monument.

Pour le reste, en ce beau jour de printemps la bâtisse jouissait d’une prestance difficilement comparable. Les douves sculptées esquissaient des symboles propres au culte des Ancêtres. Le pont-levis abaissé avait encore été modifié, et se constituait désormais de bois de sapin jaune et de fer noir, les couleurs de Gué-des-Âtres. Les routes, en plus d’être mieux délimitées encore, avaient été remplies de calcaire blanc, en adéquation avec la couleur du château de marbre. Les bannières au vent étaient encore plus grandes, et visibles avant même l’orée des bois.

Le luxe sautait aux yeux.

Ombre n’accorda pas le moindre regard aux gardes dragoniens qui suivaient l’odeur de sa peur de près en ricanant. Leur humour grivois l’agaçait. Astuce hennit avec douceur. Sa cavalière la remercia en lui flattant l’encolure. Difficile de croire que la jument avait déjà l’âge vénérable de vingt ans. On lui donnait une demi-décennie de moins.

La délégation arriva au pas dans la première cour du château ducal, accueillie par divers serviteurs et esclaves. Tous donnaient la sensation de se recueillir pour un enterrement. C’était presque avec un respect religieux qu’ils débarrassèrent les membres de la délégation de leurs montures, de ce qui restait de leurs provisions et de leurs présents. Désormais allégés, les gens de Xévastre se mirent en position pour être accueillis par la duchesse. Xavier et Gérald se tenaient en tête. Derrière eux se tenaient leurs gardes personnels, et leurs conseillers. Suivaient les quelques gradés du groupe, la soldatesque puis les serviteurs.

Ils n’attendirent que peu de temps. Un humain équipé d’un étendard blanc brodé d’or ouvrit une porte face à eux, et annonça d’une voix de stentor :

- La Duchesse de Vorn, Isa !

Ombre grimaça. Être annoncé ainsi était théoriquement réservé à la royauté.