Rencontre nocturne 3/
Les trois dragoniens la fixaient. Son accès de terreur venait d’aiguiser divers appétits. Elle répéta avec calme :
- Pour qui travailles-tu ?
- Un allié.
Ombre réfléchit, puis exécuta un geste que l’esclave face à elle comprit. Toujours derrière le mage, il lui entoura le diaphragme d’un bras, et le compressa. La rousse approcha, et lui frappa le ventre avec application. Plusieurs fois. Elle eut de la peine à s’arrêter, alors que ses oreilles sifflaient agréablement, qu’un voile confortable obscurcissait son esprit. Puis elle laissa quelques minutes s’écouler, durant lesquelles l’esclave ne laissa pas sa proie respirer.
Elle attendit que l’espion convulse pour ordonner son relâchement. Dès qu’il fut en état de répondre, elle réitéra sa question. Haletant, il répéta :
- Un allié.
- L’allié de qui ?
Le dragonien baissa les yeux. Ombre approcha à grands pas, et le saisit par le menton. Elle vit la crainte dans le regard de ce faible. Il mentirait certainement par la suite, pour échapper à la douleur. Et la garde d’élite ne détenait aucun moyen pour obtenir la vérité. Il lui fallait une autre approche.
- Réponds-moi, et je te donnerais les informations que tu désires.
Il tressaillit. Chercha la vérité dans son regard, et n’y trouva que de la froideur.
- Je peux aussi te laisser à leur merci.
- Je travaille pour notre maîtresse aussi ! piaula l’écailleux ; Elle veut finir ce qu’elle a commencé ! Et le finira ! Nous ne comprenons pas pourquoi tu ne l’a pas laissée te libérer après t’avoir honorée de son attention, nous devons te ramener ici !
- Combien êtes-vous ?
D’un regard désespéré, il lui fit comprendre qu’il n’en savait rien. Le mage geignit.
-Ne me laisse pas avec eux. Pas sans surveillance. Prends ma place, il s’agit de la tienne…
Ombre réfléchit aux autres réponses qu’elle pourrait obtenir de ce dragonien. Mais de nombreux souvenirs se disputaient son attention. Consciente qu’il lui fallait prendre une décision rapide, elle improvisa. Et se détourna de ces lieux qui ressuscitaient ses cauchemars. Au seuil, elle annonça aux deux esclaves qui la suivaient à distance curieuse :
- Il vous appartient, sa mort aussi.
Spontanément, elle avait imité la voix de la Demoiselle.
- Nettoyez.
Mal à l’aise, la petite dragonienne se retourna, le regard dur. Les deux géants se reculèrent, saisis. L’un d’entre eux se décida le premier à obtempérer, et cela mit un terme au moment d’indécision.
Parvenue à la porte dérobée, Ombre tressaillit quand lui parvint l’écho d’un rugissement d’horreur. Celui-ci appartenait au présent. Dix ans plus tôt, elle avait émis des vocalises similaires. Elle referma la porte, et les sons cessèrent. Sur le chemin du retour, sur ses traces, elle rencontra l’une des favorites de Soif, qui lui montra les crocs avant de feuler.
Sans y prendre garde, la rousse lui répondit par la même mimique, accompagnée d’un grondement éraillé. Elle-même trouva le son risible. Cette rencontre l’avait secouée plus qu’elle ne le pensait. Elle se laissait aller. Rien n’allait.
Parvenue au pied des escaliers, elle frappa une éclaboussure de sang. Depuis combien de temps réfrénait-elle ses instincts ? Toujours, et depuis deux décennies elle savait préserver son humanité. Pourquoi s’effritait-elle maintenant ? Parce que toutes ces fadaises l’épuisaient ?
Le sentiment de trahison ressurgit. Xavier l’avait condamnée à venir en ces lieux maudits pour une alliance politique. Ainsi que leur frère. Par les Ancêtres et par les Vents, cela n’avait aucun sens. Elle savait pourtant que maître Xavier pouvait tout sacrifier sur l’autel d’un royaume du Nord sous son égide. Elle comprenait ses raisons, et les désapprouvait.
Pour quelle raison perdait-elle son temps avec tous ces humains ? Humains, dragoniens, nul ne s’intéressait à elle, nul ne s’inquiétait jamais pour elle. Sauf son Seigneur. Tandis qu’Ombre arrivait à l’aile de ses appartements, l’envie de partir seule avec son Seigneur et de laisser le reste du monde poursuivre sa route sans eux la saisit. À quoi bon risquer sa vie pour des prédateurs opportunistes la haïssant ? À quoi bon respecter des étiquettes qui faisaient perdre tant de temps ? Et à quoi bon préserver son image d’imbécile ?
Avec la sensation de se noyer dans ses propres pensées, elle réintégra son lit.
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