Balade nocturne 2/4
Suite à ce temps de liberté, cavalière et jument se séparèrent après un nouveau pansage intensif et l'entretien des divers équipements. Le devoir appela ensuite Ombre auprès des lavandières. Pendant ce temps, elle savait que son seigneur suivait des enseignements sur la gouvernance.
La dragonienne n'émit pas un son en lavant le linge, écoutant les conversations des jeunes femmes. Toutes la connaissaient, et savaient qu'elles ne pouvaient lui tirer que quelques gloussements et formules imbéciles. Cela ne les amusait plus depuis des années, aussi la laissaient-elles en paix.
Vint l'heure du repas. Elle le dégusta en présence de son seigneur, et tenta d'en savoir plus sur les raisons de la présence des deux nobles en leur château. La dragonienne remuait à peine les lèvres, grognant plus qu'elle ne parlait.
- Le Duc Descombes accompagne le Baron Wulik, pour atténuer les tensions qui naissent entre ces derniers et nous. Certains de nos gens portent de graves accusations à l'encontre de mercenaires originaires de la Baronnie. Et comme souvent, aucune preuve ne nous parvient quant à leur provenance...
L'esclave émit un grognement interrogateur.
- On parle tout de même de vols de chevaux.
- Mmh...
- Il serait heureux que nous parvenions à nous accorder sur les prix, d'ailleurs. Pour le moment, ils n'ont pas de race clairement établie, et ils en profitent pour les vendre à un prix risible... J'y pense, il semblerait que des poulains pie naissent dans leur troupeau, je crains par conséquent que les rumeurs ne soient fondées...
Ombre écouta l'exposé de la situation, participant avec parcimonie. En son for intérieur, elle décida de tirer cette affaire au clair. Le Comté de Xévastre dépendait en partie de ses nombreux élevages de chevaux. Ce n'était pas la première fois que certains en volaient pour développer leurs propres races, ni la dernière, les plus ambitieux finissaient écartelés. Les preuves seraient aisées à fabriquer. Mais pour le moment, une montagne de vaisselle l'attendait. Cette absence de tâches fixes lui plaisait.
De nouveau, elle travailla en écoutant les conversations alentours, ignorée et parfois même oubliée de tous, excécutant sa part sans piper mot, souriant benoîtement à ceux qui parfois s'intéressaient quelques secondes à son activité.
Plus tard, son repas du soir achevé, toujours dans sa sphère de silence et de tranquilité, Ombre rejoignit la chambrée de son seigneur et père. Elle mit plusieurs bouillottes à chauffer devant le poêle, puis partit se délasser aux bains, après avoir rassemblé les derniers fonds de seaux d'eau propre.
Lorsqu'elle remonta, son seigneur se dévêtait derrière un épais paravent, et avait déjà partagé les bouillottes. Elle attisa le feu. Le son fit sursauter Gérald, qui se rappela que seule sa dragonienne pouvait en être la cause.
- Tu m'as fait peur !
- Comme souvent mon seigneur.
La voix d'Ombre avait changé. De fluette, enfantine et rêveuse, elle muait en voix grave et calme. Même le regard de l'écailleuse et son expression se modifiaient. Elle n'était plus l'imbécile discrète du jour. Ombre était elle-même. Une dragonienne sérieuse. Toujours discète et sereine, presque détachée, mais attentive à son environnement.
- Comment a été ta journée ? s'intéressa Gérald toujours derrière son paravent.
- Comme à l'accoutumée. M'avez-vous dit la vérité ce midi, au sujet du baron ?
- Oui.
Avec les habituelles tentatives d'assassinat, elle se méfiait. La concurrence pouvait si vite mener à ces extrémités. Et hors de leur chambre, n'importe qui pouvait épier leur conversation. En tenue pour dormir, simple chemise longue et quelques vestes de fourrures, Ombre repoussa ses bouillottes et s'installa sous les draps avec bonheur. Son seigneur la rejoignit, respectant la limite de leur moitié de lit respective. Depuis qu'Ombre était en âge de dormir dans un pageot, ils agissaient ainsi.
- Je trouve étrange qu'un de nos alliés prenne un concurrent sous son aile, avoua-t-elle.
- Les deux semblent de bonne foi.
- Pourquoi cet intérêt de la part du Duc Descombes pour cette affaire ? insista Ombre. Un conflit entre nous et Wulik ne l'impacterait en rien. Au contraire, cela pourrait diminuer le prix des chevaux. Et il désire précisément améliorer sa cavalerie.
- Enfin Ombre, c'est notre allié depuis deux générations !
- Il n'est ni son père ni son grand-père. Je m'assurerai de...
- Pourrais-tu plutôt vérifier cette histoire de vol de chevaux ?
- Bien mon seigneur.
- Bonne nuit Ombre.
Elle ne prit pas la peine de répondre. Les yeux clos, elle se détendit. Rapidement, la chambre autour d'elle n'existait plus. Tout devenait noir. Un froid sépulcral l'envahit, tandis qu'elle se sentait choir en arrière. Comme chaque nuit. Comme à chaque endormissement. Comme depuis toujours. Jamais elle ne rêvait.
Après une longue chute, elle se concentra sur le lieu présumé du vol, ainsi que la date. Quatre semaines plus tôt. Autour d'elle se dessina la région de toundra, sans qu'elle n'en éprouve le froid. Ombre flottait dans les airs. Elle se rapprocha d'un élevage et observa, invisible et immatérielle les évènements. Le jour passa en accéléré. Le temps ralentit à la nuit tombée.
Du ciel, elle remarqua trois flèches qui tuèrent net un chien de garde. Cinq malandrins, dont un équipé d'un balai à neige, approchèrent des écuries et s'y infiltrèrent. Ils en sortirent quelques minutes plus tard, douze chevaux liés les uns aux autres, les sabots enveloppés dans de la toile. D'excellentes montures, trois étalons et neuf juments. Le cinquième voleur balaya leurs traces et ramassa les crottins dans un sac, priant pour que la neige tombe.
Par sa seule volonté, Ombre descendit, et atteignit le balayeur. Lorsqu'elle le toucha, elle devint cet humain. Avec lui elle craignit de se faire prendre, que d'autres chiens soient présents. Il connaissait les risques, et doutait que les gains les valent. Et pourtant, quels gains. Une arrière-pensée pour un document que détiendrait le chef de l'entreprise attira l'attention de la voyageuse.
Elle s'éloigna du mercenaire, rompant brusquement avec les pensées, les sensations et les émotions de ce dernier. Ces coupures ne l'atteignaient plus.
Le chef avait oublié une bonne partie de son passé, dont son nom, mais pas sa dévotion pour la Baronnie Wulik plusieurs années auparavant. Aussi avait-il fièrement accepté ce vol, commandité non seulement par sa seigneurie, mais aussi appuyé par divers nobles, dont Ombre put trouver les blasons dans la mémoire de l'amnésique. Une belle coalition de traîtres qu'elle découvrit. Ils devaient connaître le mouvement séparatiste qui s'instaurait peu à peu à Xévastre et chercher à tuer dans l'oeuf cette entreprise. À moins qu'ils n'agissent au nom du culte des Ancêtres. Le comté vivait une recrudescence du Culte primaire des Vents.
Gérald n'était pratiquant d'aucune de ces deux religions. En revanche, ses trois aînés et leur père priaient les Vents, tandis que leur mère ne jurait, comme la majorité du continent, que par les Ancêtres.
Ombre sentit la faim la tenailler. Elle pouvait confirmer que le vol de chevaux existait, commandité entre autres par les deux seigneurs venus au château. Par conséquent, elle pouvait réintégrer le présent.
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