Nouveau statut 1/4
La non-humaine prit une discrète inspiration et se lança :
- Je me souviens d'elle, décidée à me cacher, convaincue de mon importance. Je ne saurais vous dire pour quelle raison. Puis d'une longue marche dans le froid, jusqu'à ce qu'elle s'effondre. Puis des aboiements.
Ombre s'interrompit en remarquant le Comte prendre la parole.
- Connaîtrais-tu le visage de tes parents ?
- Non.
- Non, sire, corrigea sèchement Utiale.
Ombre la fixa droit dans les yeux, sans plus ciller. Vite mal à l'aise, la Comtesse pinça les lèvres et siffla :
- Comment oses-tu me dévisager ainsi, malebête ?
- Je ne dois obéissance qu'à mon maître, Dame Utiale.
- Plutôt que de vous recroqueviller comme un oison, réinculquez les bases de la politesse à votre animal ! persifla l'humaine.
Gérald se faisait en effet petit, anxieux à l'idée que les révélations ne soient une erreur. Il mesurait tout juste l'irrévocabilité de la chose, et se sentait dépassé. Le sieur Thomas les interrompit, guère atteint par les marques d'irrespect.
- Suffit. Ombre, tu affirmes voir le passé au lieu de rêver. Et tu ignorerais des choses concernant ta famille ? N'as-tu jamais cherché à savoir ce que tu es, d'où tu viens ?
- Je pense être aveugle à mon sang. Au mieux, je vois une silhouette noire me tendre à celle qui s'est égarée dans la neige. Je ne sais rien de plus sur ma naissance. Lorsque je cherche mon père, je ne vois rien.
- Tu nous confirmes par conséquent que tu n'as pas d'Ancêtres, grinça dame Utiale avec haine.
- En effet ma Dame. Ne serait-ce que parce que je ne rêve pas, comment pourraient-ils me guider ? Cela ne m'atteint plus.
La Comtesse de dressa, outrée. Comment pouvait-on se satisfaire de devoir vivre sans ses Ancêtres pour se guider dans ce flot continu de chaos qu'était la vie ?
- Blasphème ! De telles paroles et de telles pensées te condamnent à devenir une biche aux sabots de feu à ta mort !
- À la seule condition que j'enfante, précisa Ombre. Je connais les Textes aussi bien que vous ma Dame. Car ceux qui ne transmettent pas leur sang n'ont pas lieu de subsister après leur mort.
Déjà naturellement pâle, la noble blêmit plus encore, virant au gris. Son époux lui serra la main avec autorité. Pourtant, elle glapit :
- Tu mérites le fouet pour une telle impertinence !
- Je n'ai bafoué aucune loi, répliqua sereinement Ombre.
- Cette bête est mal dressée ! s'emporta Utiale.
Le comte Thomas plissa le nez. Il baissa les yeux sur sa femme écumante, vit malgré les épaisses couches de vêtements le coeur de cette dernière battre follement. Mieux valait abréger cette conversation, il ne souhaitait pas la voir se pâmer de rage alors qu'elle se remettait à peine de deux maladies carabinées, qui l'avaient empêché de sortir de sa chambre deux mois durant. Néanmoins...
- Certainement pas ; gronda-t-il. Avons-nous lu le même document, ma douce ? En trois ans à peine ils supprimeraient tous nos revenus issus de la vente de chevaux. Notre comté ne s'en reléverait pas, et cela ne nous laisse pas assez de temps pour trouver d'autres sources de revenus. Nous n'avons que le temps de faire tomber les participants de cette machination, puis enquêter sur ce qui les a motivés. Car j'imagine qu'ils ne sont pas que deux ?
Ombre ne tressaillit pas sous le regard imposant du sieur.
- En effet. Mon seigneur m'a demandé de vérifier l'identité et l'origine des voleurs de chevaux. Ils viennent bel et bien de la baronnie Wulik, et ont été mandatés par une coalition de nobles. Je n'ai pas encore eu le temps de connaître les motivations de chacun, mais je puis vous donner les noms.
Xavier sortit sa panoplie de caligraphe et guetta la suite. Il irradiait, heureux de mettre son esprit en branle. Ombre donna les noms et titres des conspirateurs, avant de poursuivre avec les motivations qu'elle connaissait du Duc.
- Le Duc souhaite voir tomber le comté le plus vaste et riche, en plus de constituer pour ses fils un monopole de cavaliers de premier ordre. Déjà ses soldats ont leur réputation, lui manquent les montures, puis une occasion d'illustrer leur supériorité. Il escompte pour cela vous surpasser sur le champ de bataille. D'autant plus que votre réputation d'hérétique et de séparatiste joue en votre défaveur.
Le Comte se rassit au fond de son trône. Ces rumeurs fondées ne cesseraient donc jamais ? Ce n'était pourtant pas faute de payer ses impôts, ni de construire des temples et des autels. À moins qu'il ne paie encore la mansuétude de son arrière-grand-père au sujet des êtres inférieurs. Hélas, briser cette loi serait considéré comme un blasphème, une injure envers ce conquérant. On ne réfutait pas la décision d'un Ancêtre aussi valeureux à la légère. Le dragonien qui fit signer les édits avait finement joué. Bastian intervint :
- Douze seigneuries veulent notre perte, mais aucun d'entre eux n'a vraiment l'oreille du roi. Laissons-les venir et admirer les effets des Vents sur eux !
- Prenez garde à vos vœux, mon fils ; siffla dame Utiale.
Comment ses fils pouvaient préférer des forces aveugles à la bienveillance des Ancêtres ? Malgré ses efforts, ils pensaient en hérétiques.
Xavier insista du regard auprès de son père. Sa mère ne voyait que le côté religieux. Mais le Nord souhaitait sincèrement quitter l'union continentale qui pillait leurs ressources. Ils n'y gagnaient qu'une main d'oeuvre non qualifiée pour obtenir le bois de sapin jaune, là où il leur suffirait de laisser croître et s'étendre ces végétaux de la Faille, jusqu'à ce qu'ils atteignent des régions moins hostiles. Ils préparaient activement leur départ, et tuaient d'épuisement les malfrats envoyés avant que le froid ne s'en charge. Ou le Vent de la folie, Autan.
Herbert interrompit les réflexions de chacun de sa voix distante et rêveuse. Son regard ne se posa sur rien ni personne en particulier.
- Cela ne nous dit pas ce que nous allons faire de toi, Ombre. Tu nous a menti pendant huit ans. Des esclaves ont perdu la vie pour cela.
- Vous priveriez-vous de mes talents ?
Cela jeta un froid. La Comtesse maugréa :
- Rabaissez cette comissure et ravalez votre sourire, engeance du mal.
Xavier rétorqua sans relever cette dernière intervention :
- Au contraire, je serais pour la récompenser. Herbert, elle nous sauve. D'autant plus qu'elle a loyalement servi Gérald, je me trompe ?
- Je ne peux rêver plus fidèle et loyale qu'elle ! D'autant plus que c'est mon esclave personnelle, je ne permettrais à personne de décider de son sort à ma place !
- Vous ne nous apportez que des complications auprès du duché de Vorn, le coupa sa mère. Et vous avez permis à cette vile beste de ne pas contribuer activement au bon entretien de votre propre foyer.
- Ma vile beste, comme vous dites, a espionné pour moi des années durant, elle m'a soufflé nombre de mes propositions passées et n'oublie jamais rien.
- Vous rendez-vous compte de l'importance que vous lui permettez de prendre ? hulula Utiale. Elle semble bien se garder de vous remémorer qu'elle vous est inférieure ! Pire, qu'il pourrait s'agir d'une abomination au sang mêlé ! Est-ce cette négligence que vous nommez loyauté et fidélité ?
Thomas lui caressa la main. Une solution devait être trouvée dans les plus brefs délais, pour le bien de sa femme.
- Nul besoin de me le rappeler, mère, grinça Gérald, vous et les autres habitants du château me le répétez maintes fois, quotidiennement.
- Et comment comptez-vous la remercier ? soupira Thomas.
Gérald lança un regard intense à l'assemblée, conscient comme eux qu'il leur faudrait abréger cette réunion, sous peine de recevoir la visite de serviteurs curieux ou zélés qui pourraient écouter aux portes. Ou pire, des espions.
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