Où 10/10

4 minutes de lecture

Personne ne lui prêtait attention. Elle en profita pour voir son seigneur et lui apporter sa pitance. Il s’efforça de prendre son temps pour manger, et lui demanda avec un calme forcé :

- Comment s’est passée… cette après-midi ?

- Je ne saurais dire… J’ai peur mon seigneur.

- Que crains-tu ? Tu es parmi les tiens, libre, je ne pouvais rêver mieux pour toi !

Gérald comprit à quel point son amie de toujours était terrorisée en croisant son regard. Cela transparaissait même sur ses traits. Lorsqu’elle répondit, son angoisse s’entendait.

- Je ne comprends rien ici… Je ne maîtrise aucun de leurs codes, je ne sais rien d’eux ni de leurs intentions ! Vous concernant je pense qu’ils comptent vous laisser vivre et mourir de vieillesse, mais comment savoir s’ils mentent ? Ils sont mages, mon seigneur, mages ! Leur cheffe se transforme en dragon ! Comme… comme les premiers dragoniens arrivés ici !

Elle allait s’arrêter là, mais son seigneur insista pour qu’elle énonce toutes ses craintes.

- Je doute même de vivre encore, que nous vivions toujours mon seigneur… comment le savoir ? Jamais nous n’aurions pu sortir de la mer… Où sommes-nous, quand ? Je ne sais rien…

Gérald posa son verre vide au sol, se déplia, et voulut la prendre dans ses bras. Il se souvint à temps de leur odorat, ainsi que des regards hostiles qu’il s’attirait en ces lieux. Il refusa de défavoriser Ombre alors que la peur de cette dernière la desservait déjà.

L’espace d’un instant, il crut qu’elle pleurerait de peur. Cependant, elle se reprit, et lui annonça qu’elle partait lui chercher de l’eau. Il l’en remercia, soucieux. Pourquoi réagissait-elle ainsi ? Lui ne s’inquiétait plus de rien. À quoi bon ? Il n’avait plus la moindre prise sur les évènements. Il était libéré d’Isa et des intrigues politiques de tous, celle qu’il aimait avait trouvé une part de son peuple libre, et lui-même n’était désormais plus qu’un importun temporaire. Que représentaient quarante ou soixante-dix ans pour ceux qui traversaient les siècles et les millénaires ? Il se rassit en soupirant, voulut s’allonger et se retint, supposant que cela achèverait d’inquiéter celle qu’il aimait.

Cette fois, son cœur ne bondit pas dans sa poitrine en y pensant. Peut-être ses doutes étaient-ils justifiés…

De son côté, Ombre partit et mit la main sur une gourde encore assez pleine. Elle s’apprêta à retourner auprès de la seule personne qui lui importait, quand le traducteur, qui avait cessé de chanter pour venir danser dans la ronde autour du feu, la remarqua. Il lui sourit de tous ses crocs, et, sans prendre d’élan bondit par-dessus le large cercle de cendres. La dragonienne avait toujours cru sauter loin, en vérité les véritables dragoniens la surpassaient.

Le presqu’envol du tisserand poussa des membres du clan à improviser un concours de sauts, sans cesser pour autant de danser. À les voir, cela faisait partie intégrante de la chorégraphie. Ils réalisaient des bonds par-dessus les braises qu’elle n’aurait jamais osés.

- Tou nourri ton houmain ? railla-t-il.

- Oui.

- Tou le considère comme tô père. Pourkeuah ?

- Sans lui je ne vivrais pas.

- Et les fers ?

- Jamais il ne m’en a fait porter. Il m’a toujours protégée de cela.

Ssdvéna’êk pencha la tête, songeur. Puis il fixa la gourde.

- Va.

Ombre le dévisagea. Alors qu’elle concluait qu’il n’y avait aucune trace de malice dans le comportement du dragonien, la dragonienne qu’elle n’avait pas encore rencontrée attira son attention, marchant droit sur eux, le visage fermé. Le tisserand suivit le regard de l’étrangère, et soupira avec dépit.

La dragonienne saisit Ombre par le bras, et lui parla avec colère et dégoût pendant plusieurs minutes. Ssédévanek, ou quel que fut son nom, se montrait de plus en plus irrité pendant le monologue. Lorsque la nouvelle venue marqua une pause pour reprendre son souffle, il l’interrompit, puis traduisit d’une voix lasse :

- Pôr fâre court, âle te dit que je souis un violeur, et que je ne mârite que tô mépris.

- … Ce qu’elle dit… est-ce…

-Oui, j’â violé ma violeuse. Et touée. Pouis j’â âté chassé. Apprend nôtre langue petite, tou verras, on a tous notre passé. Certains le vivent mieux que d’autres.

Il ponctuait toujours chacune de ses phrases de crachats. La dragonienne guetta la réaction d’Ombre, qui ne se montra guère impressionnée par la révélation.

- J’ai déjà châtré un violeur et je puis… je peux recommencer, répondit-elle sobrement en regardant la dragonienne droit dans les yeux.

La déclaration fit rire le traducteur, qui agrémenta sa réponse de commentaires dans sa langue hachée. Puis il lui fit signe de partir, tandis qu’il grondait et sifflait avec l’inconnue.

Ombre rejoignit son seigneur, et exprima de nouveau ses craintes, elle-même se rendait compte que son esprit tournait en rond. Désemparée par sa propre faiblesse, l’affranchie jugea préférable de s’isoler… sans trouver de lieu qui lui convienne.

Lorsque le clan fut fatigué de chanter et danser, ils partirent se coucher, sans que personne ne prenne de tour de garde. Mal à l’aise à l’idée que quelqu’un profite du couvert de la nuit pour assassiner son seigneur, Ombre les rejoignit à contrecœur. Elle ne savait pas se passer d’une nuit de sommeil.

Faute de vêtements, elle s’allongea toute habillée. La grande tente ne protégeait que peu de choses. Toute une rangée de coffres, et bon nombre de draps et d’oreillers inconfortables. Les dragoniens formèrent une ligne de dormeurs, seul Ssdvéna’êk voulut dormir près d’elle. Les autres lui témoignèrent beaucoup de défiance.

Malgré ses inquiétudes, comme toujours, Ombre se sentit basculer en arrière.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Hilaze ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0