Passés 4/18
. Ombre préféra ne pas retourner dans le passé, et attendit le matin en méditant. Tant d’informations lui arrivaient d’un coup. Les passés explorés, des parcelles d’Histoire et de vies, par milliers, les esprits, la toute-puissance d’Isséri, la magie sur le déclin… Tout ceci la submergeait.
- Sâcrrrée capacité d’inerrtie, commenta sobrement le Doyen.
Ombre sursauta. Egarée dans ses pensées, elle ne l’avait pas entendu approcher. Il lui tendit un thé froid, qui lui plut.
- Sssang d’ongri. Et quâlques fleurs.
L’information la laissa de marbre. Le Doyen rejoignit le cercle du clan, et invita Ombre d’un geste. Cette fois-ci, les groupes se formaient au hasard des amitiés. Ce n’est qu’une fois son bol de glaise vide et léché qu’elle vint s’asseoir à côté de lui. Les autres Aniogar semblaient conserver une certaine distance avec lui. Une fois resservie à la louche de ce thé sanguin et fumant, elle lui demanda :
- Que devient l’humain ?
- Je lui â appôrté thé. Il vit.
- Pourquoi s’éloignent-ils de toi ?
- N’êk nehrk’evstôh ?
Ombre cilla.
- Répâte, et je râpondrais. Cccc’est lâ… ta quâstion.
Pour la première fois de la journée, il cracha. Ombre nota qu’il prenait toujours garde à ne postillonner sur personne, et elle s’efforça de répéter.
- N’hêke… nerhke hévesto ?
Son accent fit pouffer le tisserand et lui attira des regards surpris et outragés de la part de ses voisins. Ssdvéna’êk les apaisa de quelques paroles, puis toujours ricanant expliqua :
- Nerhke çâ le débout d’oune ins’hulte. Pôr dire « sans-terre ». Trrrrès grâve. Et nôs, Aniogar, sommes des sans-terres, dans le sens ô nôs devons chasser hors de nôs terres. Çççça signe de fâblesssssss. Honte. Grrande honte. Repâte mieux.
De nouveau elle s’efforça de prononcer cette langue heurtée, sifflante et rugissante. Les voyelles demandaient elles aussi un effort particulier, ainsi que la rythmique. Hésiter sur tel ou tel son engendrait un nouveau mot. Cela lui demandait des efforts nouveaux, pour son esprit déjà débordé. Cela l’agaça prodigieusement. Ne pouvait-il lui répondre directement ?
Enfin, il se satisfit de sa manière de prononcer. Il commença dans sa propre langue, avant de traduire du mieux qu’il pouvait.
- Je n’â ôcune honte à aveuar viôlé. Plous de côchemar, eux se rrrendent pâ côte… ssss…
Il lui montra sept doigts.
- Tô ces siècles, les côchemars pârdent leur force.
- Ils te reprochent de ne plus cauchemarder d’avoir… violé ta violeuse ?
- Oui. Ussyss â Hifiênn ô était violées. Âle, je côprends que… âle peur. Isséri, pas peur. Et… frèèrrrrs peur.
- Que craignent-ils ?
Le Doyen fit la moue. Ombre sentit qu’il n’avait que de vagues suppositions dont le vocabulaire lui échappait. Il s’étira, puis s’acharna à ce qu’elle prononce quelques mots épars issus de leur conversation. Ce supplice dura jusqu’à ce qu’Isséri se lève, et s’aventure à la cave du clan. Elle en ressortit avec des armes et armures, qu’elle distribua aux siens. Ombre obtint pour remplacer sa robe des vêtements mités, toujours à dos nu et trop grands pour elle. Le Doyen donna quelques coups d’aiguille, de griffes, et il améliora la chose. Directement par-dessus, la petite rousse enfila un ensemble de cuir résistant, qui lui laissait une grande liberté de mouvement. Elle put aussi porter son épée, et on lui tendit un arc, un carquois, deux javelots et un couteau de chasse.
Le Doyen lui expliqua brièvement leur rôle à tous. Celui de la nouvelle serait de rabattre avec Isséri et trois dragoniens les proies, afin que les ongris et les lièvres arrivent sur les chasseurs. Sa seule tâche consistait à rester proche des rabatteurs, et de faire du bruit. Ses armes ne serviraient qu’à achever des blessés, et à se défendre contre les membres d’autres clans. Cela lui convenait.
Ils s’aventurèrent tous dans ces bois aux plantes étranges, démentant sa sensation de séparation de cette partie vivante du monde. Aucune sensation particulière ne la traversa lorsqu’elle posa le pied sur le sol de terre humide et d’humus. Le premier groupe de chasseurs s’égaya au loin, chacun dans une direction aléatoire du point de vue d’Ombre. Elle s’inquiétait que nul ne veille à la sécurité de son seigneur. Si Gérald souhaitait se soulager, ne risquait-il pas de se faire assassiner par l’un de leurs voisins ? Le campement ne risquait-il pas d’être détruit en leur absence ? Ou bien la terreur qu’Isséri semblait inspirer suffisait à tout préserver ? Quelques remembrances la traversèrent. Isséri savait inspirer la terreur. Combien avait-elle fait pendre, écorcher vif, désarticuler… Pourquoi de telles actions ? Cela, Ombre ne l’avait pas encore vu. Des inquiétudes pour la nuit à venir lui arrivèrent, insidieusement, tandis qu’elle suivait la cheffe.
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