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Perturbée, elle n’entendit pas tout de suite Ssdvenna’êk l’appeler pour l’aider à débiter les proies. À la troisième tentative, il lui frappa le bras, et lui tendit un couteau de chasse. Il insista, pendait qu’elle se mettait à l’œuvre, pour lui répéter divers termes qu’elle grogna du bout des crocs. Elle sentait que l’excitation des exécutions contribuait à son trouble. Même en s’efforçant de se concentrer sur sa tâche ou pour une fois la prononciation et la signification des mots que le Doyen voulait lui enseigner. L’envie de s’imprégner des senteurs des cadavres la tenaillait.
Peu à peu, ils furent rejoints par tout le clan. Ils couvrirent toute la chair fraîche d’une large peau tannée, protégeant le fruit de leur chasse des moustiques qui lui assourdissaient. Ils repartirent ensuite, Ombre fut chargée de l’un des trois traîneaux improvisés, et écouta les dragoniens mâles du clan congratuler l’arracheur de tête. Elle percevait tout leur respect pour l’exploit, et la fierté de Kaïros. Les dragoniennes restèrent en retrait. Isséri et Hênn-fia restaient aux aguets, tandis que les deux autres s’isolaient à quelques mètres du groupe. La plus grande des deux, celle qui avait voulu mettre l’étrangère en garde contre le traducteur violeur et assassin, lançait des regards hostiles à la dizaine de dragoniens excités par la chasse.
Ils parcoururent une bonne partie du chemin, quand Isséri siffla. Aussitôt, les porteurs de traîneaux furent escortés de prêt. Plus loin, en se concentrant, Ombre entendit quelques pas impatients et, selon ses estimations, bipèdes.
Ils parcoururent une courte distance, avant de déboucher sur une minuscule clairière, à demi occupée par un ruisseau saumâtre. Vingt dragoniens les y attendaient, les armes au poing, bien que dans des postures détendues. Isséri s’avança seule en les apostrophant dans cette langue détestable. Leurs échanges furent brefs et secs. L’un des vingt guerriers inconnus s’avança, l’air hautain. En le voyant avancer de la sorte, la cheffe des Aniogar s’interrompit en pleine phrase pour feuler.
L’hautain lui répondit par un grondement sourd, avant de donner la sensation de soliloquer. Les Aniogar le laissèrent déblatérer, de plus en plus tendus. Derrière le bavard, ses comparses laissèrent passer des marques de désapprobation. La petite rousse chercha le traducteur du regard, et manqua de sursauter en le remarquant derrière elle. Sa réaction amusa ce dernier, qui se pencha ensuite pour lui murmurer :
- Eux sssâvent que tôa pas d’issy. Loui se dit clârvoâyant, mâ ssssa impossssssible. Eux morts. Tôss. Loui dit que tôa tou pôrtes malhâr. Mal… malheur. Et loui touer toâ en douel. Isséri laissssera pas fâre.
- S’il désire un duel sans magie, je le combattrais.
Ssdvenna’êk la dévisagea, surpris, puis étudia le clairvoyant auto-proclamé. Il parlait toujours, et Isséri l’interrompit d’un crachat au sol. Cela jeta un froid, elle en profita pour prendre la parole et une posture défensive. Une épée longue apparut de nulle-part et elle s’en saisit. Aussitôt, les vingt inconnus agirent de même.
- Soûre de vôlôa…
- Oui. Va leur dire.
D’un regard noir, il lui fit comprendre qu’elle commettait une erreur, mais il s’avança tout de même en parlant d’une voix forte. Le porte-parole des nouveaux venus finit par acquiescer. Le Doyen se tourna vers Ombre et lui fit signe de venir. Elle le rejoignit, et l’inconnu la dévisagea d’une manière qui la hérissa.
- Accepte-t-il le duel sans magie ?
- Oui. Va. Douel à môrt.
Le visage fermé, Ombre s’avança vers son adversaire. Elle repensa à ses duels étranges de la veille. Ces dragoniens-ci réglaient-ils tout dans le sang ? Agissaient-ils toujours avec tant de bestialité ? Ils devaient subir de lourdes pertes chaque jour dans ces conditions. Auquel cas, la suprématie humaine passée et présente pouvaient se comprendre.
Lorsqu’elle réduisit assez la distance pour que le clairvoyant puisse la charger, toute pensée parasite s’évapora. Elle se plaça en position défensive, et entreprit de tourner autour de son opposant, afin d’en étudier la pose et la gestuelle. Elle comprit qu’il utiliserait un style qu’elle ne connaissait pas. Qu’à cela ne tienne. Cela enrichirait ses propres connaissances.
Les deux prirent le temps de s’étudier. Soudain, les yeux vert du dragonien prirent une teinte argentée, et Ombre s’attendit à un usage de la magie subit. Mais rien ne vint. Que préparait-il ? Nul n’intervenait. Au cas où il userait tout de même de ses pouvoirs, elle le chargea avec trois enchaînements possibles en tête.
Elle plaça un premier coup d’estoc en visant la gorge, et le dragonien para, et voulut la désarmer. Ombre se désengagea, pour l’assaillir sous un nouvel angle dans l’instant. Sensiblement peu habitué à ce que quelqu’un vise sa hanche, le clairvoyant au regard toujours argenté para avec difficulté, et dut par la suite rester sur la défensive, sans céder de terrain pour autant.
Peu à peu, il comprit les méthodes de son adversaire et trouva des parades efficaces. Ombre lui laissa l’illusion de prendre le dessus, avant de changer radicalement de tactique. Jusque-là, elle restait à une distance habituelle pour l’épée. Elle se rapprocha d’un bond, et remarqua que son opposant se gênait lui-même avec le positionnement de ses bras. Il hésitait entre jeter son arme à terre pour passer à la lutte, ou poursuivre sur sa lancée.
Quelque chose se modifia dans le regard du combattant. Une lueur de compréhension. Il planta alors son épée au sol, et s’empala la main sur l’épée de cuivre. Tout en attirant Ombre à lui, il s’apprêta à l’éviscérer de ses griffes. Cette dernière profita de l’élan offert pour bondir. Il la jeta au sol, mais au moins ne l’étripa pas. D’une roulade, elle se redressa, et chargea de nouveau. Lorsqu’il voulut saisir de nouveau sa lame, elle l’y enfonça elle-même et le laissa avec une main handicapée, perforée en deux endroits, toujours traversés par la lame. Puis, plutôt que de risquer une lutte qu’elle ne pourrait que perdre, la dragonienne prit une rapide inspiration, et rugit, poussant sa voix aussi haut dans les aigus que possible.
Aniogar comme inconnus se prostrèrent aussitôt, assourdis par ce son atrocement suraigu. Ombre s’empara sans attendre de l’arme de son opposant, et l’épingla au sol par la nuque. Elle sortit alors son épée personnelle de la main du vaincu, et prit le temps d’en essuyer la lame sur ses cheveux. Elle contempla son œuvre. Avec un soupir satisfait, elle rejoignit son clan momentané, et attendit qu’ils se relèvent tous.
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