Tisserand 4/
La conversation des bavards gesticulants se poursuivait en même temps que la montée d’hostilité entre les deux dragoniennes. Isséri les surveillait d’un air distrait, quand la petite guérisseuse cracha à terre et grogna quelque chose du bout des crocs.
- Hênn-fia dit que tou vah nô pôrter malhâr. Môa, jâ dit que nan.
Et il traduisit sa position. La cheffe glissa quelque chose à sa subordonnée, qui rétorqua sèchement. Les trois échangèrent sans laisser de temps à Ssdvenna’êk pour traduire. Puis d’un grognement sec, Isséri imposa le silence, et d’un geste offrit ce temps à son tisserand.
- Hênn-fia vô quâ tou parrrrrtes. Ô sssâit que ça ssssigne ta môrt, avac tô houmain. Âle pârle de maladies… que… âle pas saveuhar soâgner.
- Je ne suis jamais malade. Mon seigneur rarement. Et je doute qu’il approche assez quiconque pour transférer la moindre maladie.
- Jamâ… jamâ ?
- Jamais.
Il retranscrivit son échange, et le débat se poursuivit. Ombre sentait qu’Isséri tolérait surtout par affection pour la guérisseuse. L’étrangère ne risquait rien pour le moment. À défaut de comprendre leur baragouin, elle les observa avec curiosité. Leurs gestes ponctuaient leurs paroles, et elle n’avait pas l’impression qu’il ne s’agisse que de mouvements d’humeur.
Le repas du clan s’acheva bien avant leur échange, l’étrangère put repérer les plus curieux du groupe : ceux qui replièrent leurs ailes les premiers et s’approchèrent sans se faire chasser. Les plus respectueux, du moins de son point de vue, partirent nager seulement vêtus d’un pagne et d’épaulettes de cuir.
Pendant ce temps, Hênn-fia montrait toujours plus de virulence, postillonnant à chaque phrase sur le Doyen. Isséri mit un terme au débat d’un grognement. Le temps de quelques secondes, seuls les bruissements de la mer et de la forêt s’entendirent. La cheffe se leva, s’étira.
- El’nehyass Sriss bênn’uk s’erdalek’, isserde’lâk.
Ssdvenna’êk s’appuya sur un bras avec satisfaction, tandis que Hênn-fia se rembrunissait. Les membres du clan présents se concertèrent, puis un dragonien, Kaïros reconnut Ombre, se leva et rétorqua quelque chose. Le Doyen traduisit brièvement :
- Isséri dit tôa Aniogar, car tôa chassée de chez tôa. Mâ certains pâssent tôa pas sssôr, mâ houmaine. Kaïros pârle pôr eux. Tôa… inqu… iète ?
- Non.
- Peurkeuhah ? Loui inflouent.
- Mais plus bas dans la hiérarchie que toi, n’est-ce pas ? Tu es troisième, après Hênn-fia.
Son interlocuteur lui répondit d’un sourire carnassier. Kaïros exigea une traduction à son tour, et Ombre soupçonna le tisserand d’ajouter des imprécations à cela. Les deux dragoniens échangèrent, et bien vite les deux dégainèrent et échangèrent quelques coups. Les spectateurs leur libérèrent de la place, laissant à Ombre le loisir d’analyser leur style à tous les deux. Kaïros perdait du temps à vouloir se créer des ouvertures, là où Ssdvenna’êk exploitait tout, allait droit à son objectif. Leur duel rappela à l’étrangère les duels humains, où quelques têtes brûlées croyant en la puissance de l’honneur et de la vertu rencontraient de véritables combattants, ô combien plus pragmatiques.
Le vainqueur prit un malin plaisir à enfoncer la tête de son opposant dans le sable, jusqu’à être certain que ce dernier en aie plein les crocs. Alors seulement, il le libéra et retrouva sa place près d’Isséri. Cette dernière attendit que Kaïros retourne près du feu en foudroyant son supérieur du regard, et elle parla de nouveau dans cette affreuse langue sèche et grondante. Brusquement, elle se tourna vers le tisserand et l’interrogea, son attention braquée sur Ombre.
- Âle demâde peurkôa tôa ici.
- J’ai été jetée à la mer.
- Peurkôa ?
Elle hésita à tout détailler. La folie d’Isa, son amour dégénéré pour son seigneur, l’affection déplacée de ce dernier à son égard. Mais cela risquait d’attirer une attention malvenue et surtout malveillante sur son seigneur. Et Isséri pouvait sentir le mensonge. Mieux valait garder certains détails sous silence.
- Une humaine, dans sa folie, l’a ordonné. Elle souhaitait la mort de mon seigneur, et la mienne, puisque je protégeais ce dernier.
- La mâme qui a mârqué tô dos ? grogna le tisserand.
- Oui.
La traduction crachée, les présents posèrent des questions que l’écailleux traduisit à son rythme. Ils s’intéressaient à son âge, à sa place parmi les humains, ainsi qu’à celle des dragoniens sur ce continent inconnu.
Tandis qu’elle répondait laconiquement, le temps passait. Les nageurs revinrent en transportant des poissons que le clan dévora crus, et apprirent les quelques nouvelles. Eux aussi posèrent une multitude de questions.
Tout en les scrutant, elle leur racontait son quotidien à Gué-des-Âtres. En prêtant attention à Isséri, elle sentit que les questions d’esclavage la touchaient. À l’écoute des conditions de vie inférieures, des difficultés financières accrues, la noble tiquait. Cela se traduisait par un bref hérissement des écailles, un infime froncement de sourcils. Plus d’une fois, elle s’apprêta à parler, pour y renoncer.
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