L'ordalie 4/
Hubert frappait un sac de sable dans un sous-sol mal éclairé par des soupiraux et des torches, entouré de ses pairs. L'ambiance était festive et effervescente, les commentaires joyeux fusaient. Ombre se posta dans l'angle mal éclairé d'un mur, avec assez de distance pour que ses frères ne la remarquent pas, et se permit un sourire heureux à la vue de son père, torse nu, les écailles luisantes de santé à la lueur des torches se mouvant sur une musculature parfaite. De rares cicatrices zébraient l'agencement squameux, en majorité des marques de morsures aux épaules, quelques griffures dragoniennes au torse et aux flancs et le souvenir d'un combat contre un ours au milieu du dos.
En seize ans, à l'exception de quelques morsures supplémentaires, il n'avait pas changé. Sa cadence de frappe soutenue était inhumaine. Il conclut sa série d'un uppercut qui souleva le sac avant de le faire danser, perclus de soubresauts sous la violence du choc, et des vivas éclatèrent. D'une autre entrée, un serviteur dragonien surgit, un tonnelet sur l'épaule.
- Pour notre champion !
Des grognements bestiaux saluèrent l'initiative, et ils brandirent de petits bols dissimulés dans une caisse poussiéreuse. Chacun se servit en bavassant toujours.
- Prêt à casser du noble à ce que je vois !
- Sssseh, déconne pas, j'ai même pas le droit de froisser son armure, s'amusa Obtèr.
Son regard pétillait de fierté.
- Aller quoi, c'est pas tous les jours que l'un d'entre nous peut défier un humain ! Alors un noble, en plus !
- Nan nan nan, si son armure s'abîme ce sera retenu sur ma paie, et j'en aurais pour deux siècles de dettes, je préfère racheter ma liberté, vois-tu ? Et même lui cogner un peu dur sur la caboche, je serais accusé de tentative d'assassinat...
- Ben vise la gorge, ou au moins les poumons, quoi...
- Sssseh, interdit aussi, soupira Obtèr avec dépit.
- Qu'en dit Kassia ?
- Qu'elle n'est pas au courant !
Des railleries fusèrent. Un autre garde approcha le duelliste en se mettant torse nu, et s'étira en proposant d'un air goguenard :
- Si tu ris, tu perds, partant ?
- Ouais !
- Tu veux que je t'aide à t'échauffer pour l'esquive ?
Le silence se fit rapidement. Tous les regards se braquèrent sur Obtèr, et déjà de nombreux dragoniens pouffaient ou sifflaient de rire. Ce dernier ne parvint à rester stoïque qu'une petite minute, avant de s'esclaffer. Comme si le frêle Wulik pouvait l'atteindre !
Le sourire d'Ombre s'élargit, découvrant presque ses crocs que les humains ne voulaient jamais voir. Elle partageait leur hilarité en silence et dans l'immobilité. Obtèr avait plus de trois cent soixante ans, et maniait les armes depuis plus de deux siècles. Alors un mauvais escrimeur d'une quarantaine d'années... humain de surcroît !
- Tu me dois une bière à l'auberge ! signala le soldat.
Il retourna auprès de son groupe, laissant Obtèr seul au milieu du cercle, avec son sac de frappe. Tous discutèrent encore, puis un silence se fit de nouveau, et un garde répéta sa proposition :
- Tu sais, il faudra vraiment avoir l'oeil affûté pour voir la différence, et tu pourras sortir un peu tes ailes.
- Mais... grogna l'un, c'est de la triche ça, notre frère n'en a pas besoin !
- Je confirme, c'est déjà assez déloyal comme ça, souligna l'intéressé. J'aurais le temps de le toucher cinq fois qu'il n'aura pas dégainé !
- D'ailleurs, sérieux, profites-en pour lui coller une mandale ! De la part des nôtres qui vivent sur ses terres, c'est la merde là-bas !
- Va à Vorn et reviens me dire que c'est la merde chez Wulik, rétorqua Obtèr.
- Quoi Vorn, se hérissa le quémandeur, ils font pire qu'interdire de marquer son territoire ?
- Ssssseh que oui... siffla lugubrement un ami d'Obtèr. Là-bas, les nôtres sont moins considérés que des meubles, ils leurs coupent la membrane des ailes !
Un silence mêlant horreur et dégoût s'installa. Un soldat rompit le silence, lugubre :
- Donc voilà, dans ce baronnat, ça va. Ils ne méritent pas qu'Obtèr risque la pendaison.
- Changeons de sujet, et désolé pour ma connerie.
- Ouais.
- T'en fais pas va.
- J'vais chercher plus de bière. Et des jambons.
- Te risque pas pour les jambons.
Obtèr profita de l'espace et de l'accalmie pour étirer ses ailes. De belle envergure, les membres dessinant plusieurs cercles oranges et blancs occupèrent le reste d'espace libre. Quitte à outrepasser un interdit, Obtèr fit claquer ses membranes pour le plaisir, et les garda serrées contre son dos avant de reprendre des successions de frappe de sac puis de bavardages. Sa cible volait presque avec légèreté Ombre éprouva beaucoup de bonheur à voir son second père adoptif ainsi, en bonne santé, bien entouré, et assez considéré pour croiser le fer avec un noble. Elle le laissa à ses préparatifs, et rejoignit les prêtres.
Après avoir de nouveauparcouru une bonne partie du château, elle traversa le pont-levis, et se dirigea vers le terrain du bûcheron. Le vent n'allait pas dans dans la bonne direction pour lui faire parvenir les effluves d'encens. Elle hâta le pas et trottina, impatiente de connaître l'odeur de l'encens réservé à l'ordalie, dont les prêtres gardaient la composition secrète.
Une petite foule dessinait déjà un très large cercle autour de la zone délimitée dans la fine couche de neige par les hommes du culte. Le prélat et deux moines embaumaient chaque centimètre carré d'encens, en balançant religieusement des encensoirs d'ivoire d'où émanaient des flammèches vertes. Les trois chantaient à l'unisson une formule d'appel, tandis que les humains se recueillaient les mains jointes, et que des dragoniens se faisaient insidieusement refouler vers l'arrière des spectateurs.
Beaucoup d'entre eux portaient le bracelet de tulle rouge ou la ceinture à chaînon brisé des affranchis. Leur premier choix en tant qu'individus libres consistait à choisir entre ces deux parures à Xévastre, et Ombre avait déjà demandé sa ceinture.
À force d'allées et venues, mais aussi avec leur feu vert, les prêtres séchèrent la terre consacrée. Ils avaient purifié l'air et préparé la terre, qu'ils saupoudrèrent de sel puis de charbon. Le prélat s'éloigna par la suite, le temps de se purifier les mains à la fumée d'aiguilles de sapin jaune. Après quoi, pendant que ses acolytes s'assuraient que le sel et le charbon soient parfaitement répartis au sol, il se saisit d'une coupe en os, brandit une première fiole, et récita avec solennité :
- Ancêtres du sang ducal Descombes, votre descendant est accusé de forfaiture. Guidez-le, pour faire éclater par sa victoire ou sa défaite la vérité !
Les humains se signèrent d'un même mouvement, même la buée de leur haleine se synchronisa le temps du geste. Yeux clos, paume tournée vers le ciel, ils saluèrent leurs prédécesseurs et les accueillirent d'un geste de bienvenue.
Le prélat versa le sang dans la coupe, et y mêla de la poudre d'os. Et il recommença avec le sang du baron Wulik. La prière fut de nouveau saluée par la foule croissante qui se signait, le sang et de la poudre supplémentaire s'ajoutèrent à la mixture.
- Ancêtres du sang comtal de Xévastre, votre descendant demande réparation. Guidez-le, pour faire éclater par sa victoire ou sa défaite la vérité !
Beaucoup s'attendaient à connaître l'identité du quatrième combattant, mais le prélat acheva sa préparation en y mêlant une teinture verte. Ombre repéra les quelques dignitaires accompagnant les nobles étrangers, qui se regroupèrent entre eux en fronçant les sourcils. Pourtant, le quatrième participant à l'ordalie portait bien un prénom humain ? Que signifiait ceci ? S'agissait-il alors d'un orphelin sans Ancêtres ? Les locaux achevèrent d'isoler les étrangers, afin de ne rien dévoiler de la surprise. La petite rousse rejoignit son groupe, et attendit que les duellistes arrivent, profitant du peu d'attention qu'elle s'attirait pour rejoindre l'espace dédié au Comte et aux siens, délimité par des cordes.
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