Les pères d'Ombre 1/

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Faible. Le Baron, tout noble qu'il fut, était un faible. Même pour un humain. Sa propre armure lui pesait, sa simple démarche malaisée le prouvait. Obtèr profita d'avoir remis son casque pour montrer les crocs à son adversaire. Quarante coups de fouets qu'il ne recevrait pas, et un an de paie préservée grâce au casque.

Faible. Un coup de poing. Un seul, sous l'oreille, là, et l'humain s'étendrait au sol pour ne plus se relever. Comme son premier propriétaire.

Au souvenir vivace malgré les siècles écoulés, Obtèr pianota sur son arme. Un seul coup avait suffi à terrasser cet humain. Le noble n'aurait pas fait exception, sans la menace de la corde. Sa mimique se modifia en rictus carnassier. Il imagina l'humain dans son armure ridiculement soignée frappé à la tête, pris de soubressauts malgré la mort, agité de réflexes de fuite qu'il ne réussirait jamais, vaincu avant même d'avoir esquissé le moindre geste.

Le prêtre humain autorisa le combat. Enfin combat. Trop de règles. Trop d'interdictions. Le risible voulut porter un coup assez puissant pour traverser l'armure du dragonien. Avec un tracé d'une évidence à pleurer. Dépité, Obtèr s'esquiva. Il se répéta ses mille et une interdictions dans cet échange de coups comme un mantra, en espérant se détendre.

Peine perdue. Son adversaire était mauvais, à un niveau injurieux. Dès qu'il fut certain que sa proie le voyait, Obtèr le chargea, et le frappa du gantelet avant de se remettre hors de portée avec fluidité. Voilà ce qu'il aimait. Enchaîner, agir et réagir, laisser l'instinct s'exprimer et actionner le corps. Mais déjà, il devait se reprendre.

Un filet de bave lui refroidit la lèvre sous le casque. Le dragonien grinça des crocs, tentant de tromper son besoin de mordre. Ssseh le parasite le faisait vraiment chier.

Pour faire bonne mesure, pour laisser sa proie se ressaisir, il tourna autour, espérant... quoi ? Il espérait encore des humains ? Quel con. Combien d'opportunités pour placer une attaque il laissait passer, là ? Combien de fleurs offertes à l'homme ? Trop. Le mantra d'interdictions se répéta. Il lui restait une possibilité, qu'il exploita.

Le Baron chargea au hasard, secoué par la masse de sa carapace d'acier. Obtèr se glissa sous l'arme, espérant flirter avec un danger inexistant. Vain espoir, il le savait bien. Sans même y penser, il désarma l'humain et le jeta au sol.

Il pouvait l'épingler à l'instant, en finir avec ces conneries humaines, se battre vraiment. Ssseh, puis être submergé d'enragés. Trop risqué. L'humain n'en valait pas la peine. Sans compter la trop certaine présence de régulateurs armés d'arbalètes. La perte de temps à laquelle ils s'adonnaient ne méritait pas de lui coûter la vie. Mais voir l'homme en situation de faiblesse le tentait. Ssseh, oui, un coup à la jointure entre le plastron et dessous, en plein estomac... Hélas, son épée était un rebus d'apprenti forgeron qui ne supporterait pas de coup trop fort. De la saloperie pour l'empêcher de se faire plaisir, pour le rendre innofensif. Ramassis de faibles. Et de lâches.

Parfois, la tentation devenait telle qu'il armait son bras. Achever un faible, quel beau geste. Puis il se répétait le mantra, se remémorait les risques. Quels chieurs, tous. Ssseh, au fond ils ne méritaient pas qu'il élimine une faiblesse. Qu'il pollue leur sang.

Suite à une nouvelle charge aussi misérable que bruyante, Obtèr estima avoir assez diverti les détestables, et voulut décoller le dégénéré du sol par l'entremise d'un pain au plastron. Mais cela abîmerait l'armure. En fait, le plus simple serait de le faire vomir pour l'emporter en remplissant toutes les conditions de sa victoire. En plus, ça ferait marrer ses frères.

Il saisit l'épée adverse à pleine main, et tira d'un coup sec. Profitant de l'arrivée de son indigne propriétaire - comment une telle merveille pouvait être aussi ridiculement agitée ? Aucun respect pour cette oeuvre de forge et d'orfèvrerie- Obtèr lui fit faire connaissance avec son poing bardé d'acier. À peine la tête partit en arrière, que le dragonien saisit le tas sous les bras pour le secouer, guettant avec enfin un semblant de satisfaction les gargouillis annonciateurs de sa victoire.

Aller faiblard, crache ton surplus. Obtèr sourit vaguement en s'imaginant traiter un bébé de la sorte. Bientôt, une éructation lui parvint. Le soldat refoula les souvenirs heureux de l'époque où il maniait un bébé roux avec mille précautions avec ses grandes mains, maniant une étincelle de vie entre des instruments de mort, et donna d'ultimes secousses au faible avant de le laisser tomber au sol.

Voilà, qu'il gerbe et se rende. Victoire. Sssseh vivement qu'on le laisse aller sur les remparts...

Enfin libéré des pertes de temps humaines, Obtèr fit mine de se diriger vers les chemins de rondes. Une fois hors de vue, il échangea sa ferraille contre sa véritable épée, puis chercha Kassia.

Pour une raison qui échappait au prédateur, les humains éloignaient les femmes et ses soeurs des combats. Pourtant, elle savaient toutes manier les armes, elles pouvaient apprendre...

Comme toujours, il la trouva cernée d'enfants. Une véritable petite armée. Un soupir nostalgique lui échappa. L'époque heureuse où lui-même veillait de loin sur une toute petite rousse qui grandissait dix fois trop vite. Une vague de nostalgie le prit, et il chercha par habitude le toupet roux à l'écart de la masse. Sa championne du cache-cache qui pouvait conter le détail de la journée de chaque autre petit, pour les avoir observés de loin. L'introuvable mauvaise perdante. Quel dommage qu'elle ai grandi à vitesse humaine. Seize ans à peine, et déjà adolescente.

Un sentiment d'injustice remplaça la nostalgie, et accrut son besoin de griffer et mordre, de se laisser guider par ses instincts. Kassia le flaira, et nomma divers surveillants remplaçants parmi les enfants les plus âgés, dignes ou nécessiteux de cette mission. Elle savait vraiment y faire avec ces petits trucs.

Ils se trouvèrent sans peine un lieu à l'abri des oreilles indiscrètes.

  • Qu'est-ce que tu veux ?
  • Faut que je me batte. Pas pour bouger la hiérarchie, juste faut que je morde quelqu'un et me prenne quelques pains.

Cela laissa Kassia songeuse. Obtèr lui raconta brièvement le déroulement de l'après-midi, et insista sur son besoin d'un adversaire à sa mesure. Sa dominante ne l'écoutait que d'une oreille, plongée dans ses réflexions.

Qui commençaient à durer. Obtèr grogna :

  • J'ai pas envie de servir pour tes combines, trouve-moi juste un égal pour la soirée et un lieu sans témoin.

La brune lui sourit, narquoise :

  • Tu me donnes des ordres maintenant ? Si tu ne veux pas bouger la hiérarchie, il va falloir que je t'amène quelqu'un issu d'un autre territoire.
  • Je sais. Donc j'ai besoin de toi pour ça.
  • Et donc, autant que ce duel serve.

Obtèr soupira. Il avait trop besoin de frapper.

  • Puis merde ! Gère comme tu veux, je te fais confiance pour m'amener un égal.
  • Retrouve-moi dehors comme d'habitude. Et fais attention à ton regard, tes pupilles s'étirent et tu parles du bout des crocs.

Obtèr grogna et fila à son poste. Le reste de sa journée ressembla à un long supplice, où chaque mouvement un peu vif l'excitait toujours plus. Au tomber du jour, il en frémissait et écumait, frappait les pierres au moindre instant de solitude.

La relève n'osa pas l'approcher tant sa nervosité irradiait, et il put partir attendre Kassia à l'extérieur du château, à deux bonnes heures de courses dans les bois. Là, sous des sapins noirs, se dressait une arche en partie écroulée de deux mètres à peine, en pierres grises. Pour patienter, il escalada les vénérables végétaux et batailla contre les branches souples.

Il considéra l'arrivée de Kassia comme une délivrance. Alors situé à sept mètres du sol, il se laissa tomber, déploya ses ailes et atterrit à genou, heureux et impatient comme un gamin. Son regard pétillant arracha un sourire à sa compagne de certains soirs, et il attendit un genou dans la neige qu'elle lui amène un défouloir à sa mesure.

Kassia s'entailla la paume, et redessina l'arche entière de son sang. Au contact des pierres, le liquide prit une teinte argentée, avant de s'illuminer et de persister à sa place dans les airs quand rien ne le retenait. Une fois l'arche complète, l'air ainsi détouré prit une teinte laiteuse puis irisée, et la grande dominante la traversa.

L'attente dura. Les négociations, de quelle que nature qu'elles soient, devaient être tendues.

Une ombre se découpa sur la surface laiteuse et flageollante, et Kassia en sortit. Bien vite, quatre dragoniens la suivirent, avant qu'elle n'efface le portal en essuyant le sang. Ne connaissant pas les nouveaux arrivants, Obtèr attendit qu'ils se présentent, debout et la tête droite, fixant le plus haut placé évident des étrangers.

Kassia présenta le grand dominant d'une petite seigneurie à l'Est, un évadé toujours entouré de trois guérisseurs. Le garde le salua d'une réverence, puis garda la tête basse, le regard droit avec respect. Cependant, il ne dissimulait pas ses spasmes d'impatience.

  • C'est lui qui va se battre en mon nom, Dorvess.
  • T'es chiante, soupira Obtèr.

Néanmoins, il se mit en tenue pour un duel en bonne et due forme, torse nu, comme leurs coutumes l'exigeaient. Aucun des quatre arrivants ne réagit à son exaspération, l'éprouvant eux-même. Mais Kassia savait imposer le respect. Donc on lui obéissait sans la faire chier.

Elle et les trois guérisseurs partirent dessiner un cercle de duel puis le délimiter de leur mieux avec leurs ailes déployées, tandis que les deux lutteurs finissaient de plier leurs affaires avec et de mettre leurs armes de côté avec cérémonie. Prêts, ils n'attendirent pas plus avant de se ruer l'un sur l'autre.

Avec soulagement, Obtèr saisit le poing de son adversaire toutes griffes dehors, et en éprouva la résistance. Il jubila. Un égal, enfin ! Les oubliés soient loués ! Tous deux les mains occupées, ils cherchèrent à se mordre, éprouvant le choc de leurs crocs contre des prises osseuses.

D'un bond, ils se séparèrent, pour mieux se charger. Euphorique, Obtèr sentait chacun de ses muscles se mouvoir sous sa peau, voyait les pupilles et les narines de Dorvess se dilater tandis qu'ils s'approchaient l'un de l'autre à une vitesse folle.

Ils se mêlèrent, se mordirent, se griffèrent, s'arrachèrent des lambeaux de chair. Dans ce chaos de sang à l'odeur obsédante, Obtèr voulut donner un coup de boule. L'autre, non content d'encaisser avec talent lui mordit le front. Le grand brun jubila. Joli coup. Un égal !

Il parvint à se libérer de l'étreinte, et posa une main incandescente à son front, avant que son propre sang ne l'aveugle. Bien sûr, Dorvess ne lui laissa pas de répit. Une main au front, le garde déploya ses ailes, s'équilibra à l'aide de sa queue et distribua des coups de pieds griffus pour le garder à distance.

Suivant le mouvement, Dorvess déploya d'élégantes ailes grises et rouges, rétablissant l'équilibre entre eux. De nouveaux déluges de coups s'échangèrent.

Avec délice, Obtèr se roula dans la neige, agrippé au dominant de l'Est. Ils rebondirent chacun leur tour sur leurs ailes, tour de force que peu de leurs frères réussissaient sans se briser les os.

Heureux, Obtèr s'abandonna à ses instincts. Un mouvement fugace à la limite de sa vue appelait ses griffes, une masse floue attirait ses crocs, le manque d'air suite à un choc au torse ne l'arrêtait pas. Il en allait de même pour son frère, qui s'attirait son respect grandissant.

Couverts de sang, la peau en lambeaux, ils se séparèrent encore. Haletants, ils s'observèrent. Tous deux voyaient trouble, tous deux tremblaient de manque d'air, après s'être fait vider les poumons à plusieurs reprises. Seule leur volonté les animait, et le prochain coup serait leur dernier. Trop d'épuisement physique. Le premier à frapper devait être sûr de se maîtriser. Un raté signerait la défaite.

Une inspiration laborieuse. Suivie sans attendre d'une expiration soignée. Vu leur état, ils devaient se concentrer sur la clé de tout, le souffle. Obtèr voulut estimer la masse floue fleurant bon le sang. Un sang dont la saveur se mêlait au sien sur sa langue. Irriguant une chair dont il connaissait la texture.

Les battements de son propre coeur l'assourdissaient, pire encore que le putain de casque que les humains lui imposaient régulièrement. Mais au moins cet inconvénient-ci annonçait-il quelque chose. Une fin.

Obtèr concentra sa volonté pour bouger, mais sentit un étourdissement menacer. Trop tôt. La maîtrise et la vitesse de récupération feraient la différence. Le flou à quelques pas de lui se dédoubla. L'évanouissement guettait. Le garde sourit et soupira d'aise.

Comme répondant à un signal, Dorvess fonça. Seul l'instinct permit à Obtèr de l'esquiver, il en profita pour abattre ses poings sur la tache en mouvement. Touché ! Effondré ! Le nordiste tomba à genoux sur sa cible et s'acharna au hasard dessus, jusqu'à ne plus pouvoir.

Quand ses propres poings devinrent trop lourds, on le souleva. Bien trop vite pour sa tête. Cette fois, il ne put lutter contre l'épuisement, au comble de la joie. Voilà ce qu'il aimait ! Voilà ce que vivaient les siens depuis qu'ils existaient !

Son absence ne dut durer que quelques secondes. Agréablement cotonneux et déchiré d'une multitude de plaies, il ouvrit les yeux à demi porté par l'un des guérisseurs. Ce dernier, la main sur son torse, lui diffusait une lueur solaire qui restaurait ses chairs. La vie telle qu'ils devraient tous la mener au quotidien. Ronronnant, Obtèr savoura l'instant.

L'excitation laissait place à une quiétude fatiguée, saupoudrée de sentiment de satisfaction. Pourtant, quelques secondes à peine lui suffirent pour entendre la voix de Kassia. Rien qu'à ce petit quelque chose d'autorité dans la voix, il sut qu'elle complotait. Aussi se concentra-t-il sur ses dires, toujours porté par le guérisseur.

  • Comme promis, tu ne t'es pas mesuré à moi, mais à l'un des miens.
  • J'accepte de reconnaître son autorité à lui, mais pas à toi.
  • Tu sais que je suis la mieux placée pour tous nous rassembler.
  • À une époque, je t'aurais volontiers suivie. Parce que tu servais bel et bien les nôtres. Mais je ne sacrifierais pas la vie des miens pour servir ta haine. T'es devenue aussi conne qu'aveugle. Ça m'emmerde de le constater, mais tu déconnes complètement.

Obtèr soupira. Il aurait préféré savourer sa victoire sans qu'elle ne porte à conséquence, le voilà grand dominant d'un territoire où il ne vivait pas. Où il avait jamais foutu un orteil. Sssseh, connasse. Si Dorvess savait à quel point elle vrillait. Mais elle n'avait pas tort pour autant, la mieux placée pour les fédérer tous, c'était elle. Le vainqueur soupira, tandis que sa cheffe rétorquait :

  • Tu peux me dire où je fais de la merde ?
  • On ne te voit plus te battre. Pour une traditionnaliste, ça la fout mal, pas vrai ? Tu mérites vraiment ta place ? T'es toujours à la hauteur ?
  • Sssseh que oui elle est toujours à la hauteur ! intervint Obtèr.
  • Moi je ne l'ai pas vue se battre. Ni aucun des miens, pas depuis trois siècles en tout cas. Que devient sa valeur guerrière ? Un secret tel qu'elle ne fait plus confiance à son propre sang ?

Obtèr se raidit et se tourna aussitôt vers Kassia. Elle expirait très lentement, le regard fixe. Dorvess ne pouvait ignorer qu'il touchait là un point sensible. Il grogna devant la réaction de sa concurrente et lista en comptant sur ses doigts :

  • Trop sensible. Haineuse. On sait pas ce que tu vaux en duel. Tu laisses toute la place pour douter de ton respect des traditions. Tu ne quittes plus ta tour de glace, et tu veux qu'on te présente la nuque ? Ben va chier Kassia. Prouve-moi que j'ai tort et tu pourras compter sur les miens. Sinon, conitnue à te démerder sans nous.
  • Qu'est-ce que tu veux, comme preuve ? Que je reprenne les duels ? Pour les humains je garde des petits, et plus personne n'ose m'affronter. Comme toi. Pourtant, je n'ai jamais tué personne en duel.
  • Tu pues la haine. Ton prochain duel, tu risques de te venger sur ton adversaire. Personne n'a envie de prendre ce risque. Donc démerde toi. Nos traditions impliquent aussi de respecter et protéger la vie de ses soumis, en es-tu capable ? L'as-tu seulement été un jour ?

Il laissa Kassia là, et partit, entraînant ses guérisseurs avec lui. Dans un soupir embué par le froid, la dragonienne effaça le portail. Obtèr s'étira, puis vint l'enlacer. Oui elle déconnait. Oui la rage la rongeait. Mais elle vivait depuis treize siècles, un exploit.

Kassia s'imposait une respiration lente et régulière, plantée dans la neige tandis qu'il la cajolait.

Témoin de tout cela, Ombre sentit qu'elle approchait du présent. La faim acheva de l'y ramener, et elle rédigea le compte-rendu des interractions entre son seigneur et la Demoiselle Isa, pour répondre à la demande inopportune de la fratrie Xévastre.

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