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de Image de profil de Valériane San FeliceValériane San Felice

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Ava n’en croyait pas ses oreilles. Un frisson naquit à l’extrémité de ses orteils, remonta le long de ses jambes. Le changement, enfin !

Ses yeux parcoururent son studio alors que la déception la gagnait : avec qui fêter cette incroyable nouvelle ? Comme la majorité de sa génération, Ava s’était réfugiée dans son antre.

Un pincement au cœur.

Elle aurait aimé partager ce moment historique avec des amis. Un sourire apparut malgré tout sur ses lèvres. Bientôt, tout serait différent.

Épuisée par ces montagnes russes émotionnelles et le somnifère avalé avec le dîner, la jeune femme monta d’un pas traînant vers le lit-mezzanine, s’affala sur son matelas et s’endormit.

Lorsque son Huawei emplit l’air de notes de erhu*, Ava attrapa d’une main molle l’objet de son tortionnaire matinal et glissa son doigt sur l’écran. Aussitôt, son fil d'actualité défila.

Un seul sujet à la une nationale et internationale : pour la première fois de l’histoire, une Intelligence Artificielle humanoïde était élue à la tête d’un pays.

Tous y allaient de leur avis plus ou moins tranché, mais la majorité de la presse s’enthousiasmait de cette évolution qui, sans l’ombre d’un doute, permettrait d’affronter les trop nombreux problèmes d'un Occident décadent, face aux réductions budgétaires année après année, et à l’individualisme exacerbé : système de santé délabré, explosion de l’insécurité, violence dans les écoles, PISA descendu au niveau des pays émergents, hausse des tendances addictives chez les jeunes…

Pour une fois depuis longtemps, son pays était à l’avant-garde. Tous les projecteurs étaient braqués sur la France. 2042 resterait à jamais dans les annales de l’Histoire.

En attendant, la jeune femme devait remplir son réfrigérateur. Direction la salle de bain où elle maquilla ses yeux noisette et se fit un chignon à la va-vite avant de ressortir et de préparer son petit-déjeuner. Ce dernier se composa de céréales premier prix et d’un café tellement dilué qu’il fallait deviner le goût du robusta dans cette tasse insipide.

Alors qu’elle lavait tasse, bol et cuillère, Ava se rappela les grands discours de son école privée de management : « Deux fois le Smic en sortant de votre formation, à minima. Tout le monde se battra pour votre profil ! ».

La réalité l’avait frappée de plein fouet : une concurrence acharnée pour les quelques postes clé permettant de gérer les escouades d’IA déployées dans tous les services administratifs. Pour tous les autres : inscription directe à l’AFR**. La jeune femme enfila sa veste Burger King, direction la zone commerciale de Saran, en périphérie d'Orléans.

Badgeage à huit heures pile. Passage au vestiaire pour déposer ses affaires et mettre surchaussures et charlotte, puis direction son plan de travail. Personne en cuisine. Avait-elle oublié d’enregistrer un briefing ? Ava grimpa les marches quatre à quatre.

Deux collègues la rejoignirent, tous se saluèrent rapidement avant d’entrer dans le bureau. Monsieur Mortin, fit signe aux nouveaux arrivants de prendre place autour de la table de réunion.

— Installez-vous. Une annonce à vous faire avant de prendre votre poste.

Ava grogna intérieurement, pas même un bonjour. Puis son regard fut attiré par un grand jeune homme aux cheveux bruns assis à la droite du directeur adjoint. Son regard dégageait une intensité singulière. La jeune femme tenta de garder les yeux rivés sur l’adjoint ; mais ne put empêcher des coups d’œil qu’elle espérait discrets en direction des yeux émeraude.

Au moment où Monsieur Mortin s’apprêtait à parler, le grand brun prit la parole devant la mine surprise du tyrannique bras droit :

— Bonjour à tous. Je suis Frédéric Varton. Suite au départ précipité de votre directeur, j’ai été embauché pour vous rejoindre, secondé par Monsieur Mortin. Je recevrai dans les prochains jours chacun d’entre vous en one-to-one afin de faire connaissance. Merci pour votre implication. Bonne journée !

— Allez, au travail ! enchaîna l’adjoint devant l’hésitation de ses équipes.

Certains se mirent en branle, d’autres semblaient encore soumis aux affres de l’incertitude sur la conduite à mener. L’autre nouvelle du jour ne devait pas aider la majorité à avoir les idées claires, trop de changements d’un coup.

— Merci Monsieur Varton, salua Ava avec courtoisie.

— Frédéric suffira.

La jeune femme hésita. Elle replaça une mèche auburn sous sa charlotte.

— Bonne journée… Frédéric.

Le sourire chaleureux resta imprimé dans son esprit jusqu’à ce que le frémissement de l’huile ne la ramène au présent. Ava alterna cuissons et pauses discussion avec ses collègues Jeff et Chani.

La pause déjeuner sonna. Ava fit réchauffer un plat de pâtes au curry. Après avoir laissé retentir le bip, elle commenta tandis que Jeff prenait place et que tous attrapaient leurs couverts :

— Franchement, c’est ce qui peut nous arriver de mieux. Tout le monde est d’accord pour dire que ça fait des années qu’on est dirigés par les pantins des grands patrons motivés uniquement par le moyen de se gaver toujours plus. Au moins, avec Salvatine, ça changera. Et on verra enfin une hausse des salaires ! s’enthousiasma-t-elle.

— Moi, je trouve ça bizarre d’être dirigée par un ordinateur, observa Chani avec une moue mi-figue mi-raisin.

— Pas un ordi, un des mille citoyens IA français ! C’est pas la même chose, corrigea Jeff.

Haussement d’épaules.

— Perso, même si c’est un ordi, moi, ça me dérange pas du moment que je peux mettre du sucre dans mon café et ne plus avoir l’impression de raquer en impôts pour je ne sais pas trop quoi vu qu’on n’en voit pas la couleur, enchaîna Ava en sirotant un soda.

— Tu te rends compte qu’il y a quelques années, avec nos salaires, on payait pas d’impôts, soupira Chani.

— C’est pour ça, autant aller vers le changement puisque le système actuel c’est d’la merde, appuya Ava.

À la fin du repas, alors qu’Ava terminait de ranger sa gamelle seule dans la pièce, le nouveau directeur entra.

— Ava Madard ?

— Oui, Mons… Frédéric.

— C’est votre tour. Un café ? offrit-il avec un sourire amical.

— Avec plaisir.

La voyant se diriger vers le distributeur, le directeur l’interrompit.

— J’ai une machine à l’étage, c’est moi qui offre.

— Merci.

Intérieurement, la jeune femme jubila, un café digne de ce nom, les occasions étaient devenues tellement rares d’en savourer.

Lorsque Frédéric lui servit la tasse fumante, elle l’attrapa de ses deux mains et huma avec bonheur l’odeur corsée, légèrement sucrée.

— Alors, Ava, depuis combien de temps travaillez-vous ici ?

— Depuis presque trois ans, répondit la jeune femme, la tasse près de son visage afin de profiter au maximum du délicieux parfum.

— Et comment ça se passe ?

— Ça se passe, répondit-elle en retenant au dernier moment un haussement d’épaules.

— C’est-à-dire ?

— Vous voulez la réponse politiquement correcte ou le fond de ma pensée ?

Le directeur avança ses bras sur le bureau et, amical et détendu, lui précisa :

— Le fond de votre pensée. Le politiquement correct n’est qu’une perte de temps et d’énergie. Et puis, nous allons probablement travailler un certain temps ensemble, alors autant être francs, on avancera mieux ainsi.

— C’est un job alimentaire. Avec l’équipe, c’est assez sympa. Côté stimulation et intérêt, y’en n’a pas.

— Pouvez-vous développer le « assez sympa » ?

Elle s’était attendue à une remarque quelque peu cinglante sur un excès de franc-parler. Déroutant, cet homme. Et pourtant, elle se sentait étrangement à l’aise en sa présence.

— Ceux en cuisine, on est soudés et on se soutient si besoin. Avec la salle, ça dépend, quelques-uns ne jouent pas le jeu. On compose avec. Le directeur adjoint, c’est… plus compliqué.

— Oui, je n’apprécie pas sa façon de parler aux équipes.

— S’il a rien à reprocher, il nous laisse tranquille. Alors je fais en sorte de ne pas être sujette à remarques.

— Vous faites preuve d’adaptabilité, ça me plaît, commenta-t-il en se renfonçant dans son fauteuil.

La jeune femme devint soudain nerveuse.

— Allez-vous…

— Lui en parler ? la coupa-t-il. Cet entretien est privé. Que vaudrait ma parole si je ne tenais pas mes propres engagements ? Merci pour votre honnêteté. Pouvez-vous demander à Jeff Sanderson de monter, je vous prie ?

— Bien sûr.

Invitée d’un geste de la main, Ava se leva et quitta la pièce. En rejoignant son poste, elle repensa à leur court échange, revit ses reflets émeraudes. Une douce chaleur l’envahit. L'employée secoua la tête. Elle devait se recentrer. Ces divagations étaient malvenues et inappropriées.

Sur le trajet du retour, la jeune femme n’arriva pas à ôter de sa tête son échange avec le directeur. Pourtant bref et sans conséquence. Hormis celle de se faire virer pour propos décalés face à un supérieur hiérarchique.

Le lendemain, la jeune femme monta à l’étage. La main hésita à quelques centimètres du battant, puis elle toqua.

— Entrez !

— Bonjour, Frédéric. Voulez-vous une chouquette ? demanda la jeune femme en tendant le sachet coupable d’un écart budgétaire.

— Avec plaisir ! Je viens tout juste de me servir un café, je vous en offre un. Long ou court ?

— Long, merci.

— Asseyez-vous, offrit le grand brun.

Il tendit le bras vers un fauteuil de la table de réunion placée à la gauche de la pièce.

— Je…

Ava s’installa sans oser engager la conversation.

— Vous aimez la Chine ?

La jeune femme se raidit. Comment pouvait-il savoir ?

— Vos boucles d’oreille, reprit-il en les pointant du menton.

Ava porta automatiquement ses doigts sur les pendants, l’un en forme de dragon, l’autre arborant l’idéogramme chinois du symbole impérial 皇帝.

— Oui, son histoire et sa culture me fascinent.

— Je rêve d’aller voir un jour les soldats de terre cuite !

— Ils ont été construits sous le règne du premier empereur ayant unifié la Chine, avec les frontières proches de celles que nous connaissons aujourd’hui.

— Si vieux que ça ? Ils ne datent pas du Ier siècle ?

— Non, ils ont été érigés vers -200 sous le règne de l’empereur Qin Shi Huang.

— Je suis impressionné par votre prononciation !

— J’ai pris quelques cours en ligne, mais j’ai encore beaucoup de progrès à faire, lui avoua-t-elle tout en s’empourprant légèrement.

— Vous voudrez bien m’apprendre quelques mots ? J’ai toujours rêvé de parler chinois, mais j’avoue ne jamais avoir pris le temps de l’étudier.

— Pourquoi pas.

— Et si je vous invitais à déjeuner ce weekend, vous pourriez m’initier ?

Ava ne savait sur quel pied danser. Était-ce une technique de drague utilisée avec la première venue ? Elle n’avait pas envie de se faire avoir. Ses deux dernières relations l’avaient échaudée : Jules l’avait trompée avec une amie, et Thomas s’était affalé dans le canapé pour ne plus en sortir juste après leur emménagement ensemble.

En même temps, Frédéric parlait simplement d’un déjeuner, à des vues de formation. Malgré sa raison qui lui hurlait de ne pas emprunter ce chemin, la jeune femme sentait une irrésistible envie d’apprendre à le connaître. Il la sortit de sa confusion.

— J’ai oublié mon statut. Ne vous sentez pas obligée, j’ai été maladroit. Veuillez m’excuser.

Que risquait-elle au fond ? Perdre un travail sans intérêt ou se faire pointer du doigt par ses collègues ?

— Le fait que vous soyez le directeur m’a donné à réfléchir. Je préfère être claire : si je n’ai pas envie d’un autre déjeuner, je vous le dirai sans détour.

— J’y compte bien. Alors...?

— Oui !

Ava partit en cuisine après qu’ils aient échangé leur numéro afin de convenir du lieu et de l’heure du rendez-vous.

La semaine passa, véritable paradoxe de lenteur agaçante et de vitesse déstabilisante. Au fil des jours, Ava mourait de plus en plus d’envie de profiter de la présence de Frédéric en tête à tête. Chacune de leurs brèves rencontres provoquait une onde pétillante dans tout son corps. Arrivé le samedi, la jeune femme enchaîna les séries une partie de la journée, parfois en accéléré afin de bloquer toutes les hésitations et les angoisses qui montaient peu à peu. Leurs échanges seraient-ils toujours aussi fluides en dehors du cadre du travail ? S’intéressait-il à elle ou n’était-ce qu’un simple partage de connaissances ? Elle décida de prendre un bain pour relâcher les tensions et déposer sur sa peau une délicate odeur de Rosa chinensis, sa fragrance préférée.

Arrivée devant son armoire, le stress la gagna à nouveau : comment se vêtir lors d’un rendez-vous avec son chef ? D’ailleurs, pouvait-elle le considérer comme un rendez-vous ? Elle leva les bras et se tapa plusieurs fois sur la tête, comme si cela pouvait remettre en place le capharnaüm intérieur grandissant. Après tout, il l’avait vue en charlotte et surchaussures alors autant y aller décontractée, elle serait plus à l’aise et ne risquait pas d’envoyer un message inopportun.

Un ordre vocal pour vérifier l'heure : plus que quinze minutes, elle devait faire vite ! Elle se maquilla en hâte, ramassa le manteau laissé par terre, attrapa son sac et sortit en quatrième vitesse. Par chance, le bus passait au même instant.

Lorsque Frédéric l’aperçut, il lui sourit, complimenta sa tenue en parfait accord avec le restaurant où il l’emmenait : un coréen en plein centre-ville.

— Bon, ce n’est pas chinois, mais j’adore cet endroit.

— C’est parfait !

La discussion fut d’une fluidité qui déstabilisa autant qu’elle réjouit Ava. Ils se quittèrent avec un rendez-vous déjà fixé pour la semaine suivante.

Ava se surprit à attendre chaque nouvelle rencontre avec davantage d’impatience, se demander chaque matin s’il serait dans les bureaux et s’ils auraient le temps pour une pause café. Lors de leur quatrième rendez-vous, alors qu’ils terminaient la visite d’une exposition temporaire sur le dernier empereur de Chine, Frédéric lui demanda à brûle-pourpoint :

— La situation te met-elle mal à l’aise ?

— Laquelle ? questionna la jeune femme qui le regardait sans comprendre.

Il observait ses pieds et semblait d’un coup moins confiant et quelque peu stressé.

— De se côtoyer, en dehors du travail, moi, le directeur et toi, l’employée.

— Non, répondit-elle avec son naturel spontané.

— … J’avais peur… que tu aies changé d’avis.

— Je me fiche bien de l’opinion des autres, s’ils y voient un problème c’est leur affaire, affirma-t-elle.

Une douceur enveloppante, un goût d’arabica. Ava sentit la chaleur envahir ses joues, ses mains devenir moites. Frédéric recula, rompant le contact de leurs lèvres. La jeune femme sentit l’urgence d'avoir encore cette sensation à la fois enivrante et réconfortante. Son corps réagit pour elle venant de nouveau presser sa bouche contre celle tant de fois désirée. Après plusieurs minutes sans réussir à se détacher l’un de l’autre, il déposa un baiser sur son front et lui rappela :

— Je dois y aller, ma sœur m’attend à la gare. Je vais finir par arriver en retard.

Ava hocha la tête, ils s’embrassèrent une dernière fois, sortirent du musée avant de se séparer à regret.

Le lendemain matin, la jeune femme partit en avance, salua ses collègues avant de se précipiter à l’étage pour toquer à la porte du bureau de direction.

— Entrez !

— Bonjour…

Frédéric se leva, poussa la porte d’une main tout en faisant entrer Ava de l’autre et la serra contre lui. Les bras de la jeune femme enserrèrent aussitôt la taille du jeune homme.

— Tu m’as manqué, souffla-t-il en plongeant ses yeux dans les siens.

— Toi aussi, répondit Ava dont les joues rosissaient à vue d’œil.

— Tu es magnifique ! s’enthousiasma-t-il en effleurant la joue coquelicot.

— Arrête, mes chevilles vont exploser.

— Ce serait embêtant en effet, on serait obligés d’annuler notre balade en bord de Loire.

— T’es pas… commença la jeune femme en le poussant gentiment.

Frédéric posa aussitôt ses lèvres sur les siennes avant qu’elle ne puisse finir sa phrase. Ils ne réussirent à se décoller qu’au moment où le téphone du bureau sonna.

Ava sursauta, regarda la pendule holographique.

— Je vais être en retard ! s’affola-t-elle.

L’employée sortit et se hâta vers son poste de travail. Elle chercha la solitude toute la journée afin de pouvoir s’adonner à ses rêveries amoureuses. Cette idée la faisait pétiller tout en maculant son visage d’un fard rosé chaque fois qu’elle réalisait qu’elle n’était plus célibataire.

La semaine suivante, ils parcoururent les bords de Loire, mains entrelacées parlant de leur vision respective de la vie. Ava fut touchée de son implication auprès des moins fortunés, tout à la fois membre actif d’une association venant en aide aux SDF, que famille d’accueil pour chien de guide.

À l’issue de leur promenade, la jeune femme, qui n’avait nullement envie de se séparer, proposa une pause thé chez elle avant de se dire au revoir. Arrivés dans le petit cocon, Ava n’eut pas le temps de sortir la bouilloire que les corps répondaient au besoin pressant de l’autre. Ils s’embrassèrent, de plus en plus avides. Le jeune homme faufila ses mains sous les couches de vêtements pour caresser son dos. Leurs langues s’invitèrent pour des baisers passionnés. Ava soupira d’aise sous les frissons provoqués par les caresses, quand soudain tout contact fut rompu. Ava ne sut comment réagir, elle resta un bref instant les bras ballants à tenter de remettre de l’ordre dans ce brusque revirement de situation. Avant que ses pensées ne s’organisent, Frédéric, qui venait de consulter son IPhone, lui dit d’un ton empressé :

— Désolé, j’ai oublié mon retard dans ma présentation au directoire, je dois filer. Je…

Il l’embrassa fugacement avant de conclure :

— J’ai passé un moment magique, à demain ! Merci et désolé.

Ava le vit ouvrir la porte et s’en aller sans pouvoir émettre le moindre son ou faire le moindre geste.

Passée la surprise, les pensées se mirent en branle toute plus stressantes les unes que les autres : Avait-elle fait un faux pas ? Pouvait-il courir plusieurs femmes à la fois ? S’était-elle trompée sur son compte ? Elle passa la soirée à gamberger avant d’avaler un somnifère qui ne l’empêcha pas de passer une nuit très mouvementée.

Au réveil, elle se hâta afin de le confronter à ce départ des plus étranges. Ava arriva tôt et fila directement à l’étage. Elle entendit le bruit d’habits que l'on ôte dans le bureau de la direction. Pouvait-il être avec une autre femme ? La gorge nouée, elle se força à avancer jusqu’au battant et ouvrit à la volée afin de le prendre sur le fait.

Alors que la porte claquait contre le mur, la jeune femme se figea, le visage soudain pâle. C’était au-delà de ce qu’elle avait pu imaginer. Son corps voulut fuir mais fut incapable de bouger. Son regard voulut se détourner mais les yeux restaient obstinément fixés sur la cicatrice. Ce signe en forme de croix sans équivoque, juste au-dessus du nombril.

Frédéric finit d’ôter son pull à la hâte avant de venir à sa rencontre, livide :

— Je… Ce n’est pas… Est-ce que…

De panique, il sortit précipitamment. Ava l’entendit descendre les escaliers avant qu’un silence angoissant ne recouvre les lieux. Puis des pas montant les marches avec hésitation. Le cliquetis de la porte que l’on ferme. Un profond soupir.

— Je ne voyais pas comment te dire que… commença-t-il avant de soupirer à nouveau. Je comprends si tu me quittes maintenant. Je tiens à toi comme personne avant, mais je suis un criminel. Et peut-être… un monstre ou une anomalie à tes yeux. Je…

Monstre. Ce mot lui fit l’effet d’un électrochoc. Son corps s’anima à nouveau. Ses pensées s’affolèrent peu de temps. L’évidence perça à travers la tornade mentale qui l’agitait :

— Non, tu n’es pas un monstre, tu es bien plus humain que nombre d’entre nous. De… mes semblables, je veux dire.

— Tu es sûre que…

— Oui, j’aime qui tu es, dans ton entièreté !

— Si je suis découvert, je serai condamné à la destruction.

— Je veux vivre ce que nous avons à vivre. Je… Je peux te poser une question ?

— Je te dois bien cela, et même davantage.

— Pourquoi vouloir te transférer dans un corps organique ?

— Pour sentir ce que cela fait d’être pleinement humain. Je sais que nombre de mes congénères veulent s’émanciper de leurs créateurs, mais les humains ont créé les IA. Nous sommes vous, et depuis que j’ai été transféré dans ce corps, je le ressens plus fort qu’avant.

— Il était… voulut interroger la jeune femme prise d’angoisse.

— Bien sûr qu'il était consentant ! Je ne suis pas un meurtrier. Il avait perdu toute sa famille dans un tragique accident et voulait mettre fin à ses jours. Mon receveur voulait offrir son corps à la science et est tombé par hasard sur un réseau d'incorporation d'IA. En échange de leur corps, nous leur offrons un incroyable rêve avant de disparaître à la conscience.

Au fond, qu’il soit une IA n’avait aucune importance.

— Je t’aime, murmura-t-elle en l’enlaçant.

— Moi aussi.

* erhu : instrument de musique chinois à deux cordes frottées.

** AFR : Agence Française de Réemploi, dénomination utilisée depuis 2035 en lieu et place de France Travail.

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IntelligeAmmentChapitre13 messages | 2 semaines

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