Le Pèlerinage (Défi : Liens familiaux)
Je me rappelle mon enfance, quand je m'accoudais à la fenêtre, encore ensommeillé, et observais la cité de Dynilden se réveiller. Ma ville natale m'apparaissait si incroyablement belle en ces temps, que je me demandais si quelque chose dans le monde pouvait la surpasser. Ainsi voguaient les pensées naïves d'un enfant inexpérimenté.
Lorsque vint mon cinquantième anniversaire, je savais que tout allait changer. C'était l'année de mon pèlerinage. Comme tous les Aldènes, j'allais devoir accomplir ce rite de passage, qui ferait de moi un membre à part entière de l'une des trois castes. Qu'allais-je choisir ? Mon cœur n'en savait encore rien.
Lors du pèlerinage, les jeunes Aldènes se mélangent, et chacun va expérimenter le mode de vie qui l'attire le plus. Souvent, c'est aussi au cours de ce rite de passage que les couples se forment. Les moins téméraires se cantonnent parfois à approfondir la culture de leurs parents, mais la plupart du temps les pélerins s'immergent durant plusieurs mois dans une autre caste.
Je n'avais pas réalisé que l'année de mon pèlerinage serait également une année de Moisson. La seule évocation de cette période suffit à imiscer une terreur sourde dans les cœur des Aldènes. Poussés par eux seuls savent quel dessein funeste, les géants du Nord débarquent en Aldénor toutes les cinq années. Ces monstres de violence et de force rallient nos côtes à bord de navires de guerre qui vomissent sur le sable des légions de combattants. À chaque cycle, ils viennent capturer une poignée d'Aldènes. Juste ce qui tient dans leurs cales maudites. Les otages ne reviennent jamais. La légende raconte que les Thorans les dévorent, mais je n'y crois pas. J'ai contemplé la noirceur du coeur des Hommes, et en dépit de toutes les horreurs auxquelles j'ai assisté, jamais ils ne sont allés jusque là. Pourquoi en serait-il différent des géants ? Je crains malgré tout que le destin qu'ils réservent à mes infortunés semblables ne soit guère plus enviable.
En prévision de la Moisson, le patriarche Mérald avait fait rassembler les meilleurs guerriers des trois castes, dont mes parents, comme toujours. Les En'Chaïs comptent des combattants redoutables : les Danseurs des Lames. J'ai moi-même été éduqué à cet art, minutieusement perfectionné depuis des siècles.
Les It'Chaïs, les Arbres-Pierres, perdent leurs feuilles à chaque début de Saison d'Argent. Ces dernières se pétrifient en tombant. Lorsque le destin le décide, certaines deviennent de véritables poignards acérés. D'autres, enroulés sur elles-mêmes, ne trouveront guère d'utilité plus noble que celle de bracelets pour enfants. Les feuilles droites qui se fichent avec aplomb dans le sol deviennent nos Lames. Elles filent dans l'air comme des carreaux d'arbalète, percent les cuirs les plus résistants, et coupent comme des rasoirs. Je leur parle et je les guide lorsqu'elles quittent mes doigts. Tant qu'à ma bandoulière brilleront les feuilles d'It'Chaï, jamais je ne craindrai l'obscurité.
Mais cette année de Moisson-là, je n'étais pas encore adulte, car mon pèlerinage m'attendait. J'ai donc guetté patiemment le retour de mes parents avant de partir pour le grand voyage. Lorsque la Moisson fut finie et les Thorans repartis, quand les guerriers En'Chaïs réapparurent peu à peu à la porte de Dynilden, mes parents manquaient à l'appel. Mon oncle refusa de me dire s'ils étaient tombés au combat, ou s'ils avaient été moissonnés. Les faits importaient peu, le résultat était le même.
Orphelin et pèlerin, je n'avais d'autre choix que de me soumettre à la tradition. Vers qui mon choix allait-il se porter ? Les Skel'Ens du Nord de l'île, qui maîtrisent l'art du vol à dos d'oiseaux géants ? Les Lorn'Ens de la vallée médiane, qui s'arment des griffes des félins de la jungle ? Si je restais dans ma caste, j'allais devenir un Danseur des Lames, tout comme mes parents le furent.
Ma tante avait fait son pélerinage chez les Skel'Ens, et quitté le Sud de l'île peu après ma naissance. Elle fit le déplacement spécialement pour l'occasion. Je me souviens encore de l'émotion qui m'étreint lorsque son skelch se posa dans la clairière près de notre demeure de racines : une admiration teintée de frayeur. Les battements d'ailes, amples et puissants, soulevaient les feuilles et poussaient les branches. Elle avait participé une nouvelle fois à la bataille des moissons et en portait les stigmates. Le sang ennemi souillait encore les plumes blanches et le bec acéré de sa monture. En quelques minutes, le rapace devint l'attraction locale, et tous les bambins se précipitèrent pour l'observer. D'un geste leste, la chevaucheuse bondit de l'arnachement, et amortit souplement son atterissage, près de deux mètres plus bas. Le skelch s'ébroua, déployant son imposante ramure, et glatit bruyamment, ce qui éparpilla les jeunes Aldènes. Les spectateurs curieux se réfugièrent derrière les troncs environnants, aussi amusés qu'apeurés.
Elle seule eut le courage de m'avouer que mes parents avaient été moissonnés. Ma colère fut incommensurable. Mais cela facilita également ma décision.
Si des siècles de pèlerinages et d'apprentissage n'avaient toujours pas rendu les Aldènes capables de repousser les géants, c'était que la solution était ailleurs. Mes parents m'avaient raconté qu'à l'Ouest d'Aldénor se trouvait le royaume des Hommes et des Centaures. Les échanges entre nos peuples étaient très restreints à cette époque. Seuls quelques navires commerciaux venaient sporadiquement acheter des Naadris, et nous vendre des tissus de belle facture. Je pressentais toutefois qu'il y avait plus à apprendre à l'Ouest que dans les castes centenaires d'Aldénor.
La soeur de mon père m'amena à la capitale à dos de skelch. Ce tout premier vol fut chaotique. Tétanisé par le vertige, je me souviens m'être agrippé à son dos comme si ma vie en dépendait, ce qui n'était pas si éloigné de la vérité. Lorsque nous atterrîmes à la capitale, je me rappelle avoir rendu mon repas sur les plumes immaculées du rapace, qui poussa un cri strident et réprobateur à mon intention.
Ma tante intercéda auprès de Mérald, pour qu'il me laisse partir en pèlerinage chez les Hommes. La moisson de mes parents dut jouer en ma faveur, car l'échange fut de courte durée. Quelques jours plus tard, nous traversions en volant la Mer de Naarne. Je n'avais jamais vu la mer d'aussi haut. Pendant plusieurs minutes, je ne vis plus ni la côte d'Aldenor, ni celle du royaume des Hommes. Nous étions deux êtres insignifiants, portés par une bête majestueuse, au milieu d'une immensité de saphir. Lorsque les côtes du Royaume des Hommes apparurent, je savais que j'étais déjà plus adulte qu'en partant.
Nous nous posâmes à Denaar, la ville des marchands de Naadris, avec l'espoir que les années de commerce avec mon peuple éveille leur bienveillance à mon égard. Ainsi posai-je pied sur une terre inconnue, et commença mon pèlerinage.
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