Toxic
Mel
– Comme tout ce qui est sur cette planète, l'Eau est un don de Dieu. En apparence, ce breuvage innocent est inoffensif, sans goût ni odeur, mais la vérité est tout autre. C'est pourquoi nous, les hommes, les plus belles créatures de Dieu, nous devons en boire le moins possible. Certains vont à l'encontre de ce grand principe et en boivent outre mesure... Il faut absolument les remettre sur le droit chemin.
Mel, scotché aux lèvres du Grand Prêtre de l'Eau Noire, n'en perdait pas une miette. À dix-sept ans, il s'était enrôlé dans l'ordre des Capes Blanches, une institution séculaire qui permettait à tout un chacun de montrer la valeur de son cœur. Tous ceux qui s'opposaient à la Religion se condamnaient eux-mêmes : lors des Croisades, de jeunes hommes comme Mel mettaient fin à leurs jours. S'opposer à la Religion signifiait attaquer l'Empire lui-même, et l'Empire représentait tout pour Mel.
– Rappelez-vous : l'Eau tue – le saint homme joignit les mains – Que Dieu garde chacun de vous.
Et la marche commença. Fraîchement débarqués, des marchands, des ingénieurs et des guerriers foulaient ensemble le sable du Désert Rouge, en direction de Casa Negra, la cité de pierre noire. Le lieutenant Ash la Terreur passait pour commander tous ces hommes, mais en vérité les prêtres menaient la danse. Depuis les prières du bas peuple jusqu'aux frasques de l'Empereur – d'aucuns prétendent qu'il couchait avec une bonne sœur – la Religion était partout.
Perdu dans ses pensées, Mel admirait le paysage. Sa très belle petite copine, Sol, l'attendait à la maison. Sa façon de faire voler ses cheveux roux, son sourire de rêve, son teint de reine ensoleillaient la vie de Mel, mais ce qu'il regrettait vraiment, c'était toutes ses petites manies : en toutes circonstances, elle se mordait les lèvres. Ne plus l'avoir avec lui chaque jour, Mel peinait à le supporter. Hélas, il n'avait pas le choix. Il devait se prouver à lui-même qu'il était digne d'elle.
Orel, son compagnon depuis l'entraînement, lui bouscula l'épaule.
– Arrête de rêvasser ! Restes encore plus longtemps à la traîne, et on te laisse aux charognards !
Mel sursauta. Son ami avait raison : la tête de la cohorte s'éloignait à l'horizon. Ne possédant aucune monture, les deux jeunes hommes décidèrent de faire la course jusqu'aux prêtres. Ainsi, ils coururent vers leurs camarades, imprimant de leurs empreintes le sable ocre du désert. Dune après dune, ils dépassèrent l'arrière-garde, les marchands et les transporteurs de vivres, doublèrent les constructeurs et les savants, et, enfin, rejoignirent leur corps d'infanterie. Si Orel ne l'avait pas sorti de ses rêveries, il s'égarerait là-bas, seul, incapable de faire quoi que ce soit pour l'Empire. Mel lui devait une fière chandelle !
Ils étaient arrivés, enfin, mais il y avait un os : plus personne n'avançait. Le Grand Prêtre descendit de son chameau rouge et s'approcha d'une profonde crevasse. Mel, toujours très curieux, se mit à sa hauteur. Ce qu'il vit l'en fit oublier de respirer. Là, au fond du trou, gisaient sept corps de femmes, chacune tenant un bébé dans ses bras. Mel faillit tourner de l'oeil. Ash la Terreur lui donna une forte tape dans le dos :
– Ne rejette pas tes boyaux, fillette. Bientôt, ça sera à toi d'agir.
Mel baissa les yeux. Il ne savait que lui répondre. Tuer les Rebelles ne lui posait aucun problème, mais assassiner des femmes et des enfants...
– Tu veux partir, c'est ça ? devina le commandant en le regardant froidement. Rappelle-toi du sort des déserteurs : attachés à un piquet du matin au soir, en plein milieu du désert. C'est ça ce que tu veux, fillette ?
La cérémonie de la Purification s'achevait enfin. L'homme se contorsionnait sur le sol, replié sur lui-même comme une coquille vide, un déchet du monde civilisé. Les pores de sa peau absorbaient à grandes flopées cette substance sombre, visqueuse, que les grenouilles de bénitiers appelaient Eau Noire. Ses yeux, bouchés par un écran noir persistant, ne distinguaient plus rien. Coupé du monde... un sentiment que le docteur Anatole Bright détestait !
Cependant, il n'aurait plus besoin de boire pour les cinq ans à venir. Son estomac a eu son soûl de liquide et sa vessie ne le rejetterait pas de sitôt : Dieu merci, ça faisait si mal quand ça arrivait ! Son collègue, Nathan Corby, lui avait récemment dévoilé pourquoi cette fameuse boisson permettait de rester jeune éternellement. En réalité, au bout de six cycles exactement, l'Eau Noire vous tuait, sans prévenir, et adieu vos espérances de vieux jours.
Cela avait de quoi ébranler les convictions de n'importe quel homme. Jadis, Anatole aussi avait cru en la Religion, en ses préceptes irréfutables et en sa morale douteuse, mais à présent il comprenait qu'il ne s'agissait que de fadaises. Quant à l'interdiction de boire de l'eau potable, il comptait bien comprendre de quoi elle relevait. À vrai dire, c'était l'ultime but de sa vie.
Sous couvert de soigner les habitants de la grande-plateforme, Anatole avait quitté son ancienne famille et refait sa vie en Orient, dans la célèbre ville de Casa Negra. Célèbre, car c'était sur ces lieux qu'on y avait massacrés les premiers Rebelles, il y a cent ans. Enfin, cette cité n'avait rien pour lui déplaire : chaleur toute l'année, oasis et piscines naturelles, grandes étendues de sable chaud ombragées par les palmiers, et, surtout, des femmes à volonté... Anatole, jamais satisfait, couchait avec une différente chaque mois. Après tout, il n'avait rien à craindre : ça, la Religion l'autorisait.
Mais Anatole passait beaucoup plus de temps à essayer de sauver sa vie qu'à profiter de ses menus plaisirs. Il avait des ennemis partout : au sein du gouvernement, dans la guilde des prêtres, et bien sûr, les Rebelles voulaient le tuer – eux s'attaquer à tout le monde sans faire de distinction.
En réalité, le docteur n'avait cure de tout cela. La seule et unique chose qui l'intéressait, c'était son travail. Bientôt, le labo publierait ses résultats et Anatole apprendrait la vérité. Quelque chose chez lui savait que l'eau ne nuisait pas à la santé, qu'en boire ne présentait aucun risque, en tant qu'homme de science il se devait d'attendre. Ensuite, rapports d'analyse en main, il proclamerait que l'eau est saine devant la ville entière. L'Eglise toute entière le traiterait d'hérétique, mais cela importait peu. Il ne restait à Anatole que cinq ans à vivre, autant les vivre comme il l'entendait.
Mel
Quelque part, pas si loin que cela paraissait, s'élevaient les remparts de Casa Negra, un empilement de basaltes si noirs qu'on ne le distinguait guère la nuit. Aucune personne censée n'attaquerait une ville aussi bien défendue ; et heureusement ni Mel ni ses compagnons ne devaient s'y employer. Eux, ils affronteraient les Rebelles, qui campaient au pied de la muraille en attendant l'opportunité de faire un bon attentat. Eux, ils n'hésitaient pas à massacrer des innocents pour défendre leur propre cause, c'est à dire boire de l'Eau sans peur. Eux, Mel n'aurait aucun mal à les tuer.
Cependant, chaque nuit, ses cauchemars lui montraient les femmes et les enfants empilés au fond de la fosse, et chaque nuit ses convictions religieuses faiblissaient un peu plus. Une substance, pis que l'Eau elle-même, contaminait Mel : le doute s'emparait de lui. Remarquant cela, le Grand Prêtre affilié à l'expédition lui demanda de le suivre, un soir. Il l'emmena dans un village désaffecté, à quelques lieues seulement de Casa Negra. D'une case en ruines, la plus laide d'entre toutes, montaient des plaintes horribles. À l'intérieur, un homme – si on peut dire que c'en était un – tordait le cou dans tous les sens à se le casser.
– Mon Fils, vois ce qu'il tient dans ses mains.
Et Mel vit. Une bouteille, recouverte de sang et de morve, trônait entre les mains difforme du personnage. Une bouteille d'Eau.
Le prêtre tapa sur l'épaule du garçon aux yeux écarquillés.
– Maintenant, tu as compris.
Le lendemain, les Capes Blanches grimpèrent sur un aplomb rocheux, lequel donnait directement sur les remparts de Casa Negra, gangrenés par les camps de Rebelles.
– Dans quelques heures, quand viendra la nuit, nous descendrons vers le camp, et nous exterminerons ces satanés rebelles ! le commandant Ash, qui aimait plus que tout beugler ses ordres, appuya son regard sur Mel. Toi, la fillette, sache bien quel est ton camp. Pour moi, tu tueras plus de Rebelles que les autres. Si tu l'oublies, je te tuerai moi-même.
Mel tremblait dans ses chausses, et avait une envie irrépressible d'uriner, même s'il savait que la sortie de l'Eau Noire mettrait ses parties à rude épreuve. Mais il n'en montra rien, et soutint le regard de son chef pour montrer qu'il n'avait pas peur de lui. Trop lâche ou pas assez expérimenté, Mel craignait trop Ash la Terreur pour discuter ses ordres. Et ce que lui avait montré le prêtre l'avait convaincu de se ranger.
Le commandant fit une mine satisfaite.
– Parfait. Maintenant, préparez-vous, bande de femmelettes !
En un instant, tout le contingent se réveilla. Chacun des soldats, qui avait vu et revu ces gestes des milliers de fois, empennèrent leurs flèches, se partagèrent les armes de poing, affûtèrent leurs lames en faisant montre d'une organisation exemplaire. En rang d'oignons, ils se servaient dans les caisses d'armurerie, attendaient leur ration de nourriture déshydratée, et prenaient une table pour manger un dernier repas avant l'attaque. Le Grand Prêtre observait tout cela attentivement, un sourire aux lèvres. Si religieux et militaires avaient beaucoup de différends, ils tombaient d'accord sur un point : la discipline prévalait.
Quand vint la nuit, Ash la Terreur gueula :
– Vous êtes prêts, femmes ? – comme les jeunes lui faisaient un oui général, il sortit un sac de sa poche – Mangez ceci, ça vous donnera plus de force et de rage. Et ensuite, tuez-moi ces bouseux !
Mel happa la gousse de dieu-sait-quoi que lui tendait son lieutenant. Il fit un signe militaire et la goba. Elle ne prit qu'un instant pour agir. L'excitation de Mel monta d'un seul coup, et avec elle sa rage de tuer. Son épée lui parut bien lourde... Pour l'alléger, il devait l'utiliser. Tous ces camarades, de part et d'autre, haletaient comme des chiens enragés.
– Voilà, maintenant, vous êtes vraiment prêts. Ces monstres ne peuvent plus rien contre vous. Descendez, et tuez-les tous ! Taïaut !!
Anatole
Du haut des remparts, Anatole admirait le grand spectacle. De très jeunes guerriers, endoctrinés dès la naissance par ces fichus prêtres et utilisés comme chair à canon, taillaient inlassablement en rondelles des hommes en tout point comme eux, qui pourraient être leurs frères ou leurs meilleurs amis. Parce qu'ils buvaient de l'eau, on les appelait « rebelles ».
Lorsqu'il obtint enfin ses résultats, Anatole voulait les publier classiquement, en les confiant au service approprié, mais son pote Nathan l'avait convaincu de faire autrement. Au lieu de les donner en pâture aux lèche-culs du gouvernement, le scientifique prépara un long discours – bien meilleur que le charabia démagogique de l'Empereur – et ses amis techniciens installèrent, aussi discrètement que possible, amplis et projecteurs sur l'estrade de la place San Cleos. Dans quelques heures, nimbé de lumière artificielle, l'ange dévoilerait la véritable nature de l'eau potable.
Anatole, révulsé par les cris d'agonie qui ne cessait de se multiplier, descendit des remparts d'ébène et rentra tranquillement chez lui, une demeure de maître nichée dans le quartier le plus huppé de la ville. La maison d'un authentique bourgeois. Qui aurait pensé que ce bourgeois lui-même déclencherait une rébellion digne de ce nom ?
Dans sa salle de bain plus grande que la plupart des cases de pauvres du quartier nord-ouest, Anatole se pomponna une dernière fois, et, une fois lavé, parfumé, maquillé ouvrit sa garde-robe et y préleva ses plus beaux atours. Plus il serait beau, plus il attirerait l'attention.
Ensuite, le riche scientifique fit chercher son chauffeur, lequel conduisait exclusivement des coches nouvelle technologie. Le gentlemen lui ouvrit la porte et emmena son maître en centre-ville. Les chevaux bleus, les plus véloces de la région, l'y menèrent en un instant, enfin, presque. Souvent lors de l'attaque des remparts, toute la ville sortait, soit pour prier soit pour profiter des spectacles de joie, des événements musicaux destinés à calmer les civils terrorisés par les affrontements. Et cette nuit-là ne faisait pas exception. Aussi une marée humaine interdisait l'accès de la place à toute voiture, et Anatole dût finir à pied, ses deux gardes-du-corps jouant des coudes pour lui frayer un chemin jusqu'à l'estrade.
L'heure approchait. Son cœur battait la chamade, son ventre se nouait, ses jambes flageolaient, mais Anatole ne pouvait pas abandonner. Tandis qu'il montait les margelles de pierre, il se surprit à penser aux Capes Blanches, à s'imaginer aux mains de leurs guerriers en furie. Il ne survivrait pas à son discours, il le savait. C'est pourquoi il n'avait qu'un seul essai, qu'une seule chance de marquer les esprits.
Un par un s'allumèrent tous les projecteurs, tous les amplis, et le scientifique devint le centre de l'attention. Exactement ce qu'il voulait. Anatole embrasa d'un long regard ces centaines d'hommes et femmes, et parla.
Mel
L'effet de la drogue en gousse s'estompait, et Mel réalisa que son sabre rougeoyait du sang de quantité de victimes. Maintenant qu'il avait retrouvé ses esprits, le jeune homme comprit la réalité de la mort : ces hommes, ces femmes et ces enfants qu'il avait passé au fil de sa lame ne reverraient plus jamais la lumière du jour. Mel ferma les yeux dans le fol espoir de revoir la Sol qu'il avait laissée, mais les visages qu'il avait à jamais détruit apparaissaient à sa place. Ils les verraient encore et encore jusqu'à la fin de ses jours.
– Alors, on est secoué ? fit mine de s'inquiéter le commandant Ash. Tu veux te reposer ? Ah, mon jeune ami, quelle misère... Le Grand Prêtre a d'autres projets pour toi.
Les grandes portes de Casa Negra s'ouvrirent avec fracas. Soutenu par son copain Orel, Mel entra dans la cité de basalte, englouti par toute l'escouade de Capes Blanches.
Tandis qu'ils parcouraient l'avenue principale, Orel donna un arc en bois d'if très ouvragé.
– Tu devras te servir de ça, avoua-t-il. Ils connaissent tes prouesses au tir à l'arc. Tu dois tuer un homme sur une estrade, enfin, un hérétique.
Tout chamboulé qu'il était, Mel prit l'arc, mais mit un temps infini à comprendre ce qu'on attendait de lui. Lorsque, juste à côté de la grand-place, le déclic se fit, il repoussa l'arme avec violence.
– Non, je refuse ! hurla-t-il. Finie la mort, fini le massacre ! Tu le tueras toi-même, si tu as tant envie qu'il meure.
Orel le gifla si fort que Mel en eut les larmes aux yeux. Il s'arrêta de marcher et se plaça bien en face de son ami, yeux dans les yeux.
– Tu es un espoir pour notre cause, Mel ! Là-bas, dehors, tu as tué deux fois plus de Rebelles que n'importe lequel d'entre nous ! Maintenant, arrête de pleurer des gens pour qui tu ne peux plus rien et avance. J'ai vu tous les dégâts que l'Eau causait, et ce n'est pas joli joli. Si tu veux laisser gagner ceux qui veulent en donner de force à tout le monde, vas-y, mais je m'opposerai à toi.
Mel savait que les choses n'étaient pas aussi simples que cela, mais il n'accepterait jamais que la cause rebelle en vienne à son terme, et que leur révolution change le monde qu'il connaissait depuis son plus jeune âge. S'il devait tuer cet hérétique pour aider les prêtres de l'Eau Noire, il le ferait.
Orel ramassa l'arc tombé à terre, qui par chance demeurait intact, ainsi que le carquois de cinq flèches associé.
– Je te fais confiance, mon ami. J'espère ne jamais le regretter.
Anatole
Sous l'estrade, la foule, plus silencieuse que jamais, buvait les paroles du scientifique devenu orateur. Quelques prêtres l'avaient prié d'arrêter de proférer ces hérésies, mais les plus enflammés de ses auditeurs les avaient lynché de cailloux jusqu'à ce qu'ils fuient. Cette ville est déjà mienne, je peux gagner. Le reste du monde, ça sera une autre paire de manches, se disait Anatole.
Ses yeux se posèrent alors sur des membres des Capes Blanches, armés jusqu'aux dents, qui escortaient un jeunot armé d'un arc en bois d'if. Heureusement qu'il y a tous ces gens entre ces fous furieux et moi. Sinon, ça en serait fini de ma peau.
Sans attendre un instant de plus, Anatole reprit son discours :
– En d'autres temps, en d'autres lieux, les hommes buvaient des quantités astronomiques de ce liquide que vous redoutez tant, l'eau. Et ils vécurent assez pour nous amener ici, et avec une bien meilleure santé que la nôtre. Car, en vérité, l'eau c'est la vie.
Bien que le silence dominait, des quolibets fusèrent. Comment ça, l'eau était saine ? Et demain, la neige tombera en plein désert ? Les citoyens de Casa Negra pouvaient tout croire, absolument tout, excepté ça.
– Alors comme ça je mens ? S'offusqua Anatole. Eh bien, voyez par vous-mêmes.
Il prit une bouteille d'eau plus grande que de raison, la porta à ses lèvres, et la but en quatre longues gorgées. Ensuite, il la reposa et fixa la foule, le regard déterminé, sans aucune trace d'ivresse ou d'effet indésirable. Les hommes, pétrifiés, prirent des yeux de merlan frit. Et puis, l'un d'eux, un puissant commerçant de la cité, beugla : « Vive Anatole »
Et ce fut un triomphe. Chacune des personnes présentes cria, applaudit ou tapa des pieds, voire fit les trois en même temps. Non, décidément, c'était le triomphe du siècle.
Le visage ensoleillé par un sourire sincère, Anatole s'inquiétait tout de même pour sa vie. Il chercha discrètement les Capes Blanches, d'abord à l'endroit où il les avait débusqué, puis s'attarda sur chaque individu de la foule en délire. Sans succès. Ils préparaient un sale coup. Dépêche-toi, Anatole. Ça sera sûrement ton dernier discours.
– Maintenant que vous savez pour l'eau, je dois lever un autre mensonge : l'Eau Noire ne vous donne pas la jeunesse éternelle.
Une clameur monta de la foule. Cette allégation ne pouvait pas faire l'unanimité. Qu'importe, si la mission des prêtres consistait à empoisonner l'esprit de ces braves gens, lui se devait de les éclaircir. Après tout, tel a toujours été le devoir d'un homme de science, non ?
– À chacune de ces purifications, vous mourrez un peu plus. À cause d'elles, au maximum, vous ne vivrez que six fois cinq ans, soit trente années. Autrefois, certains vivaient plus d'un siècle ! Il existe encore des archives, quelque part dans cette ville. Je vous invite à les consulter : l'espèce humaine ne s'en est jamais aussi mal tirée qu'aujourd'hui.
Un couteau se ficha dans le plancher de bois, à quelques centimètres à peine de la tête d'Anatole. Un prêtre baraqué, une authentique armoire à glace, s'était frayé un chemin parmi la masse. À peine grimpait-il sur l'estrade qu'un des deux garde-du-corps lui abattit son poing dans la figure, mais l'autre, insensible, fit comme si de rien n'était et ficha sa dague dans l'abdomen de l'adversaire. Ce dernier tomba avec un bruit sourd. L'autre garde fondit sur l'homme de foi et les deux individus entamèrent un difficile combat. Anatole craignait de plus en plus pour sa vie.
Sur un écran posté juste derrière le scientifique s'afficha l'image d'un grand réservoir d'eau douce.
– Ils veulent me faire taire ? plaisanta-t-il. Regardez donc : la planète peut encore offrir des tonnes d'au, mais les dirigeants la garde pour eux ! Ne vous laissez pas faire ! Partageons cette eau tous ensemble !
Et on acclama Anatole. Malgré ce franc succès, le prêtre continuait de se démener. Le voilà sur le point de gagner ! Soudain, l'écran fit un bourdonnement bizarre. Le scientifique jeta un œil sur le bâtiment sur lequel on l'avait collé : le grand Alcanzar. Dans le hublot au tout dernier étage, un jeune homme pleurait. Anatole aurait eu bien envie de le consoler, mais le gamin tenait un arc en bois d'if. C'était la Cape Blanche de tout à l'heure !
Le hublot s'ouvrit, une flèche fusa.
Anatole ferma les yeux.
Le prêtre tomba.
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