L’imagination
Alors que je me remettais tout juste des profonds ébranlements métaphysiques infligés par mes deux précédentes visiteuses, voilà que de délicats coups furent frappés à ma porte, comme une invitation espiègle. Intrigué, j'ouvris le battant, pour me retrouver face à la plus ravissante créature qui m'eût été donné de contempler.
Une jeune femme à la beauté éthérée, vêtue de songes et de brumes, me dévisageait avec des yeux pétillants d'intelligence. Ses longs cheveux d'or pâle ondoyaient comme des vagues de lumière et son sourire avait la grâce des aubes de mai.
« Bonjour bel oiseau bleu, puis-je entrer dans ta volière de mots ? » demanda-t-elle d'une voix de rossignol.
Subjugué par cette apparition enchanteresse, je m'effaçai avec déférence pour la laisser passer. À peine avait-elle franchi le seuil qu'elle se métamorphosa sous mes yeux ébahis. Ses boucles dorées prirent la couleur de l'ébène, sa peau se para d'un hâle mordoré et ses prunelles virèrent au vert moiré des mers du sud. Une splendeur orientale, moulée dans des voiles estivaux, se tenait à présent devant moi.
« Qu... Qui êtes-vous donc, merveilleuse dame ? » balbutiai-je, envoûté par ce prodige.
« Je suis l'Imagination, ton amante secrète ! Celle qui nimbe le monde de son aura fantasmagorique... » répondit-elle, une lueur féline au fond des yeux.
Elle pivota sur elle-même, telle une danseuse, et son apparence se modifia derechef. Une rousse incendiaire à la beauté préraphaélite, tout droit sortie d'un tableau de Dante Gabriel Rossetti, me faisait maintenant face. Ses boucles flamboyantes cascadaient jusqu'à ses pieds et sa robe mordorée avait des reflets d'automne.
« J'aime varier les plaisirs, butiner toutes les corolles de la beauté. La monotonie, très peu pour moi ! » gloussa-t-elle avec un rire de gorge.
Fasciné, je la regardai déambuler dans mon antre. À chacun de ses pas, le décor se transformait, comme sous l'effet d'un charme. Les murs s'ornaient de fresques fantastiques, peuplées de créatures mythologiques. Des masques vénitiens ricanaient sur les étagères. Un ostensoir en forme de calice ailé trônait sur un guéridon, projetant des lueurs surnaturelles...
Je clignai des yeux et la fée était devenue une Japonaise en kimono de soie, évoquant les estampes d'Utamaro. Un visage de porcelaine au regard de jais, une bouche en bouton de pivoine, des gestes empreints d'une grâce hiératique.
« Vois-tu mon ami, le réel n'est qu'une argile que je malaxe au gré de mes humeurs. Je l'habille des atours chatoyants de mes chimères... » expliqua-t-elle en avisant une bibliothèque qui se mit à ondoyer comme un mirage.
Et de muter à nouveau en une Indienne à la beauté envoûtante, parée de voiles safran et d'un diadème de pierres de lune. Sa peau avait le poli du bronze et ses yeux la profondeur de la nuit bengali.
« Avec moi, c'est la sarabande éternelle des formes. L'émerveillement sans cesse renouvelé devant les mille visages de la beauté ! »
Pour mieux me subjuguer, elle se mua encore en une princesse aztèque vêtue de plumes d'ara, en une walkyrie scandinave échappée d'un récit d'Edda, en une courtisane de la Sérenissime sous son masque d'argent... Toute la féerie des civilisations ressuscitait sous mes yeux médusés.
« Comment ne pas perdre la tête face à ce tourbillon d'avatars ? » soufflai-je, étourdi par ce vertige protéiforme. « Je crains de me dissoudre dans cette farandole d'illusions... »
Elle s'approcha de moi dans un froufrou de soieries et je reconnus la grâce mutine d'une Esméralda esquissant une révérence : « N'aie crainte, mon prince ! Je suis ton guide sur les chemins de la transmutation... Fais-moi confiance et je t'ouvrirai les portes des royaumes invisibles ! »
Joignant le geste à la parole, elle fit apparaître un sablier d'or entre ses mains. « Le Temps est mon vassal, je peux le remonter comme une horloge capricieuse ou en inverser le cours. Grâce à moi, tu voyageras dans les âges depuis ta chambre... »
Soufflant délicatement sur le sablier, elle en fit jaillir une nuée d'étincelles qui m'enveloppa. Je sentis le plancher se dérober sous mes pieds et l'espace se distendre en volutes. Mon cabinet de travail avait cédé la place à une salle de bal versaillaise, rutilante de dorures et de miroirs. Des couples en perruque tourbillonnaient sur une pavane, dans un chatoiement de velours et de dentelles. Ebahi, je me découvris paré d'un jabot de batiste et d'une redingote brodée.
Ma stupeur redoubla quand mon hôtesse, vêtue en marquise, me tendit la main pour m'inviter à danser. « Tu vois, mon cher, le passé peut redevenir présent. Il suffit qu'un esprit inspiré en ranime la splendeur éteinte... »
Et nous voilà virevoltant parmi les ombres poudrées, dans le fracas des talons et le bruissement des éventails. Je me laissais griser par cette résurrection somptueuse, imaginant les intrigues et les passions qui fermentaient sous les masques de fard. L'Histoire revivait par la magie d'une rêverie éveillée.
Soudain, un éclair zébra la scène et le décor se désagrégea en volutes de brume. Je me retrouvai sur le parvis d'une ziggourat babylonienne, sous un ciel cuivré où roulaient des nuages de bitume. Une silhouette féminine, drapée dans une robe safran, se tenait au sommet du temple, hiératique. L'Imagination m'était apparue sous les traits d'une grande prêtresse de la Mésopotamie antique !
« Viens mon scribe, gravissons ensemble les degrés ! Je vais te révéler les arcanes des temps immémoriaux... »
Comme dans un songe, je m'engageai à sa suite dans un escalier cyclopéen chauffé à blanc par un soleil implacable. Des effluves capiteux d'encens et de myrrhe flottaient dans l'air figé. Parvenus au sommet, un spectacle hallucinant nous attendait.
À nos pieds, l'orgueilleuse Babylone déployait ses murailles crénelées, ses palais de brique émaillée, ses jardins suspendus où bruissaient les eaux vives.Un foisonnement de dômes, de tours et de colonnades ocrées s'étendait jusqu'à l'horizon incendié.
« Contemple ce joyau des cités, enfanté par le génie de l'homme ! » clama-t-elle en embrassant la perspective fabuleuse d'un grand geste. « L'Imagination est la matrice où s'engendrent les civilisations. Chaque merveille qui parsème le monde est née d'abord dans un cerveau visionnaire... »
Je méditai ces paroles, le souffle coupé par ce panorama d'une beauté irréelle. En cet instant, les millénaires paraissaient abolis et je me sentais l'âme grisée d'un enfant de l'Euphrate.
« Oui, l'esprit est le démiurge qui façonne le réel à son image » murmurai-je, en proie à une exaltation sacrée. « Et la Poésie, la clé d'or qui en révèle la splendeur cachée... »
Un rire cristallin salua mon épiphanie. « Tu as compris l'essentiel, mon trouvère inspiré ! Il te reste à transmuer ces visions en chants... »
Un nouveau changement à vue me tira de ma transe extatique. Les remparts et les ziggourats avaient laissé place à un sous-bois féerique nimbé d'une lumière d'aquarium. Des lianes de jade et d'émeraude s'entremêlaient en arceaux végétaux. Des fleurs exotiques aux corolles phosphorescentes piquetaient les fourrés de points lumineux. Çà et là, des flaques d'eau irisée miroitaient entre les roseaux, telles des éclats de vitrail.
Au cœur de ce décor surnaturel, nimbée d'un halo mouvant, se tenait une fée diaphane, en qui je reconnus ma visiteuse. Vêtue d'un fourreau de gaze argentée et coiffée d'un diadème d'opale, elle avait l'apparence d'une créature sylvestre, à mi-chemin entre la nymphe et la licorne.
« Vois où peut mener le sortilège de la fantaisie... » dit-elle d'une voix qui évoquait le chant des sources. « Il transforme la forêt en cathédrale de prodiges et donne à voir l'invisible ! »
Comme pour illustrer son propos, une troupe de farfadets et de lutins jaillit des buissons dans un froufrou de feuilles. Ils se mirent à danser une ronde effrénée autour de nous, au son grêle de cithares et de tambourins.
Puck, Titania, Obéron... Tous les génies du folklore ressuscitaient sous mes yeux, transposant mon bois natal en forêt de Brocéliande. J'étais devenu le héros d'un conte merveilleux, où tout était possible !
« Ainsi, le prosaïque peut se muer en féerie... Il suffit de savoir ouvrir les portes de la perception. Tel est le don que je dispense à mes élus ! » déclara la Dame Blanche en me tendant une main nacrée.
Enivré par ces enchantements, je m'apprêtais à saisir ses phalanges satinées, quand une voix familière me tira de mes limbes :
« Holà, bel endormi ! Redescends donc sur terre, je crois que tu as une visite... »
Je secouai la tête, encore ivre de mes fantasmagories. Mon exubérant démiurge se tenait devant moi, une lueur amusée au fond des yeux.
« Tu peux remercier ton hôtesse de t'avoir ramené ! Tu semblais parti pour une belle virée astrale... »
Je me tournai vers l'Imagination, qui avait repris l'apparence de la frêle elfine des premiers instants. Elle eut un sourire mutin : « Pardonne-moi cette petite mise en bouche... Il fallait bien te donner un aperçu de mes pouvoirs ! »
Puis, rajustant sa parure de pétales et de brume, elle salua malicieusement : « Sur ce, messires rêveurs, je vous laisse à vos gloses... D'autres songes m'attendent ! »
Dans un envol de gaze et un parfum de chèvrefeuille, la magicienne se fondit en une brume irisée et s'évapora par la fenêtre ouverte.
J'en restai pantois, le sang encore en ébullition. Mon ami me posa une main apaisante sur l'épaule : « Sacrée lanceuse de sorts, n'est-ce pas ? Aussi déroutante qu'envoûtante ! Un brin joueuse, toujours enjôleuse ... »
Encore sous le charme, je lui demandai d'une voix émue : « Mais comment retenir pareille merveille ? Comment capter son essence dans les filets de l'art ? »
« La clé, mon doux rêveur, est de la laisser libre ! De l'aimer pour son éternelle métamorphose, sans chercher à l'emprisonner. D'épouser ses mouvements, de l'attraper en plein vol dans l'instantané de la création... »
Devant mon œil hagard, il eut un petit rire : « Allons, reprends tes esprits, beau songe-creux ! Ne te laisse pas envoûter par ses miroitements... »
Me guidant vers mon fauteuil, il me força à m'asseoir : « L'Imagination est une fée, certes, mais il te faut rester le maître du sabbat ! À toi de chevaucher la chimère, et non l'inverse... »
Il se planta devant moi, soudain grave : « Tu dois dompter sa magie, et non te laisser dévorer par elle. Garde l'esprit clair au sein de l'ivresse, le gouvernail au cœur de la tempête... »
Saisissant ma plume, il me la tendit solennellement : « Pose des mots sur ses sortilèges ! Transmue ces visions en poèmes qui élèvent l'âme sans l'égarer. Car tel est ton office d'enchanteur... »
Ses paroles dissipèrent mes dernières brumes. Je saisis l'auguste outil, soudain gagné par une lucidité impérieuse.
Ma main courait déjà sur le papier, couchant fébrilement les merveilles dont j'avais été le témoin privilégié. Métaphores incandescentes, rythmes ensorcelants... Je sentais la fée me souffler ses mystères à l'oreille, mais je gardais le gouvernement du navire-poème.
Au bout d'une heure de transe inspirée, une liasse de feuillets noircis s'étalait sous mes yeux : le butin prodigieux de cette visite. Vers rutilants d'images, scintillants de sens et de sonorités... J'en tremblai de reconnaissance et d'orgueil.
Je levai la tête, en quête de mon démiurge, mais le bougre s'était éclipsé à pas de velours. Seul un mot griffonné à la diable me rappela sa présence : « Bravo l'artiste ! Te voilà un brin plus mage... À charge de partager l'élixir ! »
Et c'est bien ce que je m'apprête à faire, par la grâce de ce récit. Vous livrer le miel des ruches de l'invisible, butinées tout au long de ce stupéfiant tête-à-tête.
Puisse ce nectar de mots vous ensorceler à votre tour ! Vous inciter à aller cueillir votre propre bouquet de sortilèges, dans les jardins secrets de votre imaginaire...
Car la vraie magie est à la portée de chacun. Il suffit de réapprendre à sentir le merveilleux qui palpite sous la croûte des choses, et de le faire chanter avec des mots d'enfant.
Vous qui entrez dans ces lignes, amis lecteurs et amoureux de songes, puissiez-vous à votre tour vous laisser ensorceler par la muse fantasque. Qu'elle fasse de votre vie une féerie ininterrompue, une épopée haute en couleurs où rien n'est impossible !
Alors laissez-vous emporter dans sa sarabande joyeuse, mes chers compagnons de rêverie ! Et déambulez sans crainte dans les paysages extravagants qu'elle déploiera sous vos pas...
Ici s'achève ma Divine Comédie littéraire, cette trilogie d'apparitions qui ont transfiguré ma vision de l'existence. Que les leçons de mes trois Muses continuent de m'inspirer et de me guider sur le sentier escarpé de la Beauté !
Ce n'est qu'un au revoir, sublimes visiteuses. Gageons que nos routes se croiseront à nouveau, dans quelque dimension poétique où tout est joie et émerveillement...
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