Les monstres aux noms ridicules sont tout aussi dangereux !
Je viens de finir toutes mes préparations et je suis prêt à agir. Je consulte ma montre : encore quelques minutes avant minuit. Je ne sais pas si je deviens parano mais je trouve l’atmosphère dans le cimetière étrange : pas un bruit, les fantômes se tenant à carreau grâce aux soins de Barbe Noire, une brise légère qui caresse l’herbe des tombes (souvenez-vous que j’ai décrit au début de l’histoire que ce cimetière ne contenait que des tombes à même le sol, recouvertes d’herbe verte et grasse). Les plaques de marbres, les chemins, les fleurs et tout ce qui m’entoure semble retenir leur souffle, anxieux de découvrir ce qu’il va se passer. Ce moment est angoissant et envoûtant à la fois. Je prends une grande inspiration…
« Alors, tu te promènes ? »
Bien évidemment, cela ne pouvait pas durer ! Il faut toujours un enquiquineur pour gâcher l’instant ! En l’occurrence, dans le rôle de fauteur de trouble, je vous présente aujourd’hui Barbe Noire qui vient d’apparaître. Il regarde pendant quelques secondes mon cercle et le chat qu’il contient puis affiche un grand contentement.
« Cette aventure va enfin devenir intéressante ! » ajoute-t-il.
Je lui jette un regard noir. C’est assez difficile comme ça et je n’ai pas besoin qu’il vienne perturber ma concentration !
« Assurez-vous de garder le cimetière et laissez-moi à mes affaires, dis-je ronchon.
- Le chat est envoûté et tu veux trouver la source… dit-il sans m’écouter. Tu risques d’avoir de mauvaises surprises ! Surtout que t’as pas l’air de tenir la forme…
- A qui la faute ?! criai-je un peu trop fort. »
A son tour de me regarder méchamment, ce qui me dissuade de continuer dans cette voie.
« Enfin, je veux dire… J’ai déjà beaucoup pourvu à la protection de ce lieu. Je suis vidé mais comme vous avez dit, je dois secourir le gardien. »
Son visage s’adoucit et il sourit même en coin mais ne répond pas tout de suite. Après une pause, qu’il juge probablement dramatique, il ajoute :
« Il est l’heure. Je vais te regarder de là-bas, au cas où ça tournerait mal. Bonne chance… »
Effectivement, pas besoin de regarder ma montre pour deviner qu’il est minuit. Tout comme Barbe Noire, je ressens cette vague d’Art qui commence à monter. Il est temps que j’agisse !
Je capte le pouvoir ambiant et le concentre en une boule brute. Elle crépite entre mes doigts, comme des étincelles. Puis, j’imprègne chacune des runes de cette énergie et finis par le cercle. Je concentre mes pensées sur ce lien que je veux trouver et tout d’un coup, une ligne argentée apparaît, démarrant du corps de Terreur, flottant dans l’air et filant à travers le cimetière. Satisfait, j’attrape le chat et commence à remonter ce fil, convaincu qu’il me mènera à la source du maléfice. Barbe Noire, curieux, me suit… de loin.
Alors que j’avance le long des allées, j’ai l’impression que quelque chose cloche… Le fil semble se terminer à peine quelques centaines de mètres plus loin… dans le cimetière ! Précipitant le pas, j’arrive devant une tombe fraîche. Aucune plaque ou inscription dessus, juste de la terre récemment retournée. Tellement fraîche qu’elle bouge !!! A peine la vague d’Art de minuit semble recéder que je ressens quelque chose qui remue sous le sol et mon cœur est saisi d’effroi. Ca craint ! La terre s’écarte et commence à en émerger une tête de mort, suivie progressivement du reste du corps, squelette sur lequel s’accrochent des restes de chairs putréfiées. De ses orbites vides émane une lueur verte qui pue le mal à des kilomètres… Mais au-delà de l’horreur inspirée par son apparence, je suis happé par la violence des émotions qui l’en émanent. J’ai l’impression d’être au cœur d’un ouragan de chaos, de haine, de jalousie et de rancœur. Ce qui pourrait sembler cependant confus et désordonné pour un novice m’apparaît clairement : je fais face à un monstre qui ne peut être vaincu par l’homme tellement qu’il puise dans les émotions primaires de nos cerveaux et de nos âmes. Je suis seul devant une créature de la Discorde !...
Bon, OK, j’avoue : le nom est ridicule… Mais on fait avec ce qu’on a ! Vous vous attendiez peut-être à un monstre plus trash, plus impressionnant avec des flammes qui lui sortent des oreilles ou tellement balèze qu’il collerait une danse à Superman mais je pense que vous ne saisissez pas les dégâts que le mien pourrait causer. Je ne sais pas d’où il vient mais qu’il soit rattaché à Eris, la déesse grecque de la Discorde, qu’il soit lié à un des Cavaliers de l’Apocalypse – « Et un autre cheval, rouge feu, apparut. Celui qui le montait reçut le pouvoir d’enlever la paix de la terre afin que les hommes s’entre-tuent, et une grande épée lui fut donnée. » - ou de toute autre origine, ce type de créature est la source des maux de notre monde, de la plus insipide dispute de voisinage aux guerres de Troie et même à nos terribles Guerres Mondiales ! Elles animent en nous les pulsions négatives les plus primitives, celles qui nous font nous méfier, nous craindre et nous entretuer. Si elle n’est pas arrêtée, la ville finira à feu et à sang !...
Cette créature se dresse maintenant devant moi, immobile. Je sens son aura rayonner et se répandre sur l’ensemble du cimetière, puis je commence à entre des voix. D’abord faibles, ce sont des milliers de ressentiments, de rancœurs et de petitesses qui se font échos autour de moi : « Pourquoi il me mate ainsi ? Il veut ma photo ? », « Encore le chien du voisin qui a chié dans ma pelouse ! », « Cette saleté de gosse a cassé ma vitrine ! », « Cette pute l’a marié que pour son pognon ! », « O rage, O désespoir, O vieillesse ennemie ! ». Mes voix internes se font aussi entendre : « La bouffe est dégueulasse dans votre restau ! », « Pourquoi Elisabeth m’a-t-elle planté ainsi ? », « Si je retrouve l’assassin de mes parents, je l’étranglerais de mes propres mains ! », etc… Le flot de haine est immense, trop fort ! Je vacille et suis forcé de mettre un genou à terre pour éviter de tomber. Malgré mon état de faiblesse, une force me pousse à chercher un autre pour me quereller, mais je suis seul dans ce cimetière. Tournant la tête à droite et à gauche pour trouver la proie qui subira ma colère, les quelques bribes de rationalité en moi se rendent compte que tous les fantômes du cimetière sont apparus autour de nous et se querellent avec leurs anciens parents, amis, ennemis ou même voisins d’emplacement. Muets, ils ne peuvent exprimer leur haine que par les émotions qu’ils projettent, me heurtant de plein fouet et m’amenuisant d’autant plus. Même morts, les âmes de ces damnés ressentent ces émotions humaines, vestiges de leur vie passée et manifestation de leur trépas sans repos.
La créature commence à s’avancer vers moi, m’irradiant de sa lueur malsaine et ma rage amplifie. Il me faut un exutoire ! Mon regard tombe sur ce pauvre chat qui est la cause de mes malheurs et je sens que je vais en faire de la pâtée ! Je canalise ma colère en une flamme chaude et brillante que je m’apprête à projeter sur le félin lorsque soudain apparaît Barbe Noire. Mon sang ne fait qu’un tour et mon esprit embrumé oublie instantanément Terreur et ne voit plus que le fantôme qui a profité de ma misère et m’a drainé de ce que j’ai de plus cher.
Il ne faut que quelques secondes à Barbe Noire pour comprendre la situation et réaliser que je suis à deux doigts de me jeter sur lui. Autour de nous, les revenants ont déjà commencé à se battre, leur spectre passant du gris au rouge écarlate, aspirant l’énergie de leurs adversaires. Barbe Noire regarde alternativement la créature et moi, et dit :
« Eh, p’tit ! Pas la peine de s’énerver pour si peu !… C’est cette saleté qui te filent des pulsions mais… »
Je ne lui laisse pas le temps de terminer. Je concentre ma rage en un rayon de l’Art qu’il esquive à peine, arrachant des bribes de son ectoplasme au passage. Loin d’être satisfait, je recommence, mais Barbe Noire a anticipé et se met derrière moi. Aveuglé par ma haine et décontenancé par la disparition de ma cible, je tourne en rond, grognant (et probablement écumant). Barbe Noire continue :
« P’tit ! Réveille-toi ! Stupide petit homme, tu es sous son emprise ! Ressaisis-toi ! »
Bien évidemment, m’insulter ne fait que redoubler ma rage et je réitère mon attaque avec plus de puissance mais ce faisant, perdant de la précision. Barbe Noire n’a aucun mal à l’éviter, ce qui ne fut pas le cas de la créature. En effet, ce petit malin de pirate s’était mis entre moi et celle-ci, me la cachant, et n’a eu qu’à se déplacer un peu pour éviter mon assaut. Mon rayon frappe de plein fouet le monstre qui recule alors sous l’impact, le bruit d’os cassant couvrant les voix autour de nous. La lueur verte qui était braquée sur moi vacille alors et se détourne. Instantanément, je sens mon surmoi reprendre le contrôle. La première chose que mes pensées éclaircies aperçoivent est le sourire en coin de Barbe Noire, symbole de sa satisfaction. Le roublard nous a leurré et ni moi ni la créature n’avons vu rien venir…
« Perceval, ce ne sont pas tes émotions ! Renforce ta cuirasse et affronte cette saleté avant qu’elle ne mette tout le monde en péril. Souviens-toi de Voltaire : « La discorde est le plus grand mal du genre humain, et la tolérance en est le seul remède. » C’est ta seule solution. »
Si j’avais eu un peu de recul, j’aurais été choqué par cette soudaine manifestation d’érudition de la part du pirate mais mon esprit est trop occupé pour le réaliser. Le mot « tolérance » résonne dans ma tête. Je ne vois pas comment je pourrais tolérer la présence de cette créature infâme, mais je reconnais que ce petit chat n’a rien fait de mal, de sous sa manigance, Barbe Noire m’a sauvé la vie et même que malgré sa gourmandise, Gérard a partagé son omelette ! Une sérénité soudaine me saisit et balaie toutes mes émotions négatives. Je me redresse, mon torse entouré d’une armure spectrale et lumineuse. Je fais un signe de tête à Barbe Noire et pose un regard défiant sur la créature. Il ne s’est passé à peine que quelques secondes mais celle-ci se reprend et m’expose à nouveau à son maléfice. Je ressens le choc des émotions mais ma cuirasse de tolérance tient bon. Calme au milieu du tumulte, je sais ce qu’il reste à faire : terrasser ce mal, libérant ainsi le gardien de son coma, et calmer la foule de revenants en furie. Le monstre me renvoie une salve mais celle-ci s’écrase une fois de plus sur mes défenses. D’un geste lent, je lève le bras bien haut au-dessus de ma tête et une « grande épée » apparaît dans ma main, la même que celle du second Cavalier. La créature a alors un mouvement de recul ; elle prend peur ! Sans me presser, je m’avance vers elle, résistant toujours à ses assauts de haine, puis, comme au ralenti, enfonce la lame à travers son corps jusqu’à la garde. Le monstre se fige alors ; il aurait hurlé de douleur s’il connaissait cette sensation. Mais dépourvu d’émotions, la seule chose qu’il peut faire est de se désintégrer.
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