Le passage
de Jay Lavi
Elle avait ressenti une telle douleur! Son coeur s'était mis à battre très vite, trop vite, puis plus rien. Elle se retrouvait ici, seule. Les derniers mots qu'elle avait entendus avaient été: "Elle ne respire plus! Elle est morte!" Son maître, qui vivait avec elle depuis dix-sept ans avait été pris de panique, et il avait hurlé. Mais maintenant, elle n'entendait plus, elle ne pouvait pas non plus se manifester. Son corps? Toutes ses sensations avaient disparu. Elle pouvait cependant voir cette lumière blanche, calme, apaisante. Elle se répandait tout autour d'elle. Elle avait beau tendre l'oreille, elle n'entendait rien.
Pourtant elle avait lutté pour ne pas venir ici. Elle ne voulait pas abandonner son humain. Il avait besoin d'elle. Et il faut le dire, elle avait peur de venir ici sans lui. Elle était indépendante, elle sortait souvent de la maison, et parfois passait la nuit dehors, ne rentrant qu'au matin et, quelques fois, le lendemain. Cela faisait déjà trois ans que ce n'était plus arrivé. Elle avait vieilli. Pour un chat, il paraît que c'est déjà un très bel âge. Mais elle aurait voulu vivre encore plus.
Ce soir-là, elle était épuisée. Elle luttait depuis quinze jours. Deux semaines qu'elle ne pouvait plus monter seule à l'étage. Deux semaines qu'elle urinait sur des serviettes que les humains mettaient sur le canapé et qu'ils lui changeaient régulièrement. Deux semaines qu'elle n'avait plus la force de manger, qu'elle avait mal au ventre dès qu'elle ingérait le moindre aliment, et malgré cela ses maîtres avaient voulu la nourrir en changeant la marque des croquettes, en les faisant ramollir dans l'eau et, ce dernier midi, en lui donnant même des morceaux de viande. Elle avait adoré le goût mais quelle douleur dans le ventre une fois que c'était avalé. Elle n'en remangerait pas. Dans l'après-midi, un des humains lui en avait proposé à nouveau. L'odeur l'avait alléchée, pouant elle avait refusé en essayant de détourner la tête. Cette tête qui lui semblait si lourde. Son maître la lui soutenait en lui présentant la gamelle d'eau. La soirée, il l'avait passée auprès d'elle à la caresser, à lui répéter qu'elle était belle, qu'il l'aimait. Elle aussi elle l'aimait. Elle n'avait seulement plus la force de se blottir contre lui. Elle sentait bien que ses forces lui échappaient. Elle avait essayé de ne rien laisser paraître mais son pauvre maître l'avait compris. Elle ressentait la chaleur de son corps, elle entendait ses sanglots. Il avait compris que leurs dix-sept années de vie commune, partagée entre rires et colères, entre agacements et réconforts réciproques, était sur le point de prendre fin. Il avait tenu à l'accompagner. Quand il avait vu qu'elle était complètement à bout, elle se souvient qu'il lui avait dit qu'il l'aimait plus que tout et qu'il l'autorisait à partir, qu'il saurait toujours où la retrouver, qu'il la remerciait pour tous les moments heureux qu'elle lui avait apportés. Elle avait bien senti qu'il était sincère, même s'il était complètement désemparé. De son côté, cela l'avait soulagé: elle pouvait partir sans se soucier de lui. Il disait pouvoir se prendre en main et qu'elle pouvait suivre sa propre destinée. Et quelques minutes après, elle s'était retrouvée ici.
D'ailleurs où était ce ici? Il lui semblait n'être nulle part et pourtant elle s'y sentait bien. C'était un endroit familier et chaleureux. Cela la réconfortait, la rassurait. Elle était bien. Ses pensées et ses souvenirs commençaient à lui échapper. Lentement, très lentement, elle sentait que sa mémoire, loin de diminuer, était en perpétuelle expansion. Elle accédait à des connaissances, à des mémoires d'autres êtres. C'était étrange comme sensation. Elle faisait comme partie d'un grand tout.
Cependant, elle pouvait rester en connexion avec la partie terrestre qu'elle avait quittée. Le lien qui l'unissait n'avait pas été rompu. Elle et son humain ne pouvaient plus se voir, plus se toucher, mais ils étaient en interaction. Elle continuerait à l'accompagner quoi qu'il arrive; et lui, il serait toujours en contact avec elle par delà le temps et l'espace. Il n'en avait seulement pas encore la sensation. Ils devaient apprendre à se connecter à ce lien nouveau, impalpable et immatériel. Une fois encore, elle le guiderait, l'épaulerait.
Sa mort à elle avait été douloureuse, le temps du passage, parce qu'elle avait lutté. Aurait-ce été différent si elle avait accepté d'emblée? et comment pouvait-elle accepter ce grand saut dans l'inconnu? Elle avait l'habitude d'évaluer les hauteurs et les distances avant de sauter. Ici, il avait fallu entrer sans savoir comment, sans savoir par où. Tout en étant convaincue qu'il n'y aurait aucun moyen d'en ressortir. Et pourtant, elle ne se sentait pas prisonnière, elle ne se sentait pas piégée. L'étrange expansion et connexion de son esprit lui laissait entrevoir toutes les possibilités de l'univers. Aucune limite. La mort, pour elle, c'était cela, le retour à la source illimitée d'énergie et cela lui permettait d'être en connexion avec tout et tout le temps.
À un moment, elle l'avait compris, son énergie se séparerait à nouveau du groupe et s'incarnerait à nouveau. À ce moment-là, c'est qu'elle et son maître se seraient retrouvés. Elle l'avait compris, ils étaient intimement liés, leurs énergies s'étaient mutuellement accompagnées depuis toujours et pour toujours. Et ce qu'elle comprenait ici aussi c'est que le toujours n'avait aucune limite. Déjà elle sentait que leurs énergies se rapprochaient sans qu'on eût pu dire s'il s'était écoulé cinq minutes, une heure, un mois, une année, un siècle ou bien bien plus encore. Ils seraient toujours ensemble et reliés à bien d'autres encore.
Table des matières
En réponse au défi
Après la mort
On y arrivera, un jour. Qui en doute ?
C'est un bout qui s'approche, un seuil derrière lequel plus rien n'est visible.
C'est l'horizon du trou noir masquant une portion d'univers derrière son voile obscur.
On chemine vers elle, sans la connaître.
La détestée, l'adorée ; l'inspirante, la minante.
La mort.
Attendue, parfois ; redoutée, souvent.
Absurde dirons certains ; aboutissement dirons d'autres.
Ce point de bascule. La mort.
Vous, inspirés. Vous qui cotoyez l'imaginaire, qui réinventez les mondes.
Quel est ce continent dont jamais personne ne revient ?
Qui a-t-il par delà la rive ?
Ecrivez, décrivez, si vous osez, ce qu'il y a après la mort.
Glissez votre imaginaire dans son néant et voyons ce qui pourrait en sortir.
Commentaires & Discussions
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