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   Je vivais dans la boucle d’un fleuve. Les cloches sonnaient dans la campagne, on regardait les oies sauvages trancher les traînées des avions. Lorsque l’eau a commencé à monter, les flaques à grossir, j’ai crié. Je leur ai dit qu’il fallait tout arrêter, éteindre les réacteurs, poser un pied après l’autre. Chaque jour, la boucle du fleuve se resserrait autour de nous, millimètre par millimètre. Mais ils m’ont ignorée.

   Quand l’eau a englouti la première maison, les cloches ont arrêté de sonner, les tracteurs de gronder. Le lendemain, il ne restait que quelques valises oubliées, deux ou trois barques échouées sur le chemin du continent. Disparus : ils m’ont laissée seule tout en haut de ma colline, avec les oiseaux, le papier et les bouteilles d’encre. Ils se voulaient toujours conquérants. Et moi, je n’étais qu’une rescapée.

   À la radio, ils parlaient d’extinctions, de désert et d’hypocrisie. Je l’ai éteinte. Je ne sais pas où ils sont tous partis. J’entendais parfois, la nuit, des alarmes retentir au loin. Elles aussi ont fini par se taire. Le verger autour de ma petite maison s’est transformé en forêt : j’écoutais le hibou, le renard, les grognements et les clapotis dans les buissons. Le fleuve a continué de monter à l’assaut des champs, la boucle s’est refermée : ma colline est devenue une île. Bientôt, même les avions ont arrêté de rayer le ciel. Alors, je me suis dit : « Ça y est, c’est fini. Je suis la dernière. »

   J’ai organisé mes papiers, compté les kilos de feuilles, les litres d’encre. Je pensais que je pourrais écrire quelques pages par jour jusqu’à la fin de ma vie. Je voulais me souvenir de mon morceau de vallée, de mon méandre de rivière et des autres avec qui je vivais sous le regard des bergers, à l’abri. Je sais que j’aurais dû les suivre, mais j’étais enracinée. Cette colline, ces arbres, ces fleurs, ces animaux qui grouillent de l’autre côté de la fenêtre, c’est chez moi ; ça l’a toujours été. J’écrivais pour me convaincre que rien n’avait changé et qu’il suffisait de combler le silence avec des mots pour les yeux. Des mots désincarnés.

   Ces mots-là, je les ai oubliés. Maintenant, j’ai une histoire à raconter. Depuis que la rivière s’est transformée en océan et que les montagnes ont disparu, je vis sur une île ordinaire, comme il y en avait des tas autrefois. Comme sur toutes les îles, l’océan lèche la plage et dévore parfois quelques palmiers quand il est en colère. La forêt la recouvre et, tout en haut, ma maison se dresse tant bien que mal contre les intempéries. Comme sur toutes les îles, il y a des figues de Barbarie, des tempêtes et un morceau de palissade. Comme sur toutes les îles, il y a quelqu’un qui attend.

   J’ai attendu très longtemps et je croyais attendre toujours. J’ai oublié de tenir un calendrier : je ne savais pas que le temps partirait avec les autres. Je ne sais combien de mois, combien d’années se sont écoulées depuis la naissance de mon île : j’ai vécu en immortalité. Les fruits du verger rabougrissaient d'année en année. Je ne voyais plus le renard. J’attendais impatiemment la venue des oies sauvages, mais les automnes passaient ; et le ciel, toujours vide de messagères. Les oiseaux eux-mêmes se taisaient.

   Je croyais être la dernière, mais un jour, ils sont arrivés. Il est venu d'on ne sait où, à bord de son radeau de mousse. Elle est arrivée à la nage du pays de plastique le plus proche, en tenant dans sa main le plus beau coquillage de sa collection. Une autre que moi aurait pu trouver ces débarquements ridicules et ces gens fous, mais voilà. Je n’avais pas non plus de barque, je n’ai jamais voyagé. Moi, j’avais toujours été là, perdue au milieu de mes feuilles blanches et de mes bouteilles d’encre, sur mon île ; et dans ma poche, un stylographe qui paragraphait. J’étais chez moi, eux aussi : nous n’avions pas suivi les cloches et les mitraillettes.

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