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   Dans les semaines qui suivirent, je courais tous les jours vers la plage dès l’aube. Je creusais, plantais les troncs, tressais les branches. Et, surtout, je guettais l’avancée de l’océan. Brûlée par le soleil et les embruns, je rentrais me recroqueviller à l’intérieur de la maison. Aritz me racontait des histoires pour vider mes oreilles du vacarme. Il imaginait, à voix haute, à quoi ressemblerait le monde, une fois reconstruit, une fois replanté. Il décrivait des cabanes en haut des arbres, des vêtements tissés, des jardins sans fin. J’écoutais et je m’endormais. Ensuite, il imitait le tigre : il rugissait tout doucement, sous son souffle, comme pour habiller le silence, comme pour décorer le temps. L’horloge avait cessé de réciter ses tics et ses tacs depuis des années. Comme il faisait déjà trop chaud, la cheminée se taisait aussi : heureusement qu’Aritz était là pour faire de la musique. Au fil de ses mélodies, je rêvais d’une montagne avec un sommet perdu dans les nuages. La lumière y était dorée et les oiseaux n’avaient pas besoin de voler.

    Parfois, au matin, Aritz me caressait les cheveux lentement pour me réveiller : il savait que j’avais peur de laisser la journée m’échapper. Dès que j’ouvrais les yeux, il souriait, puis il sortait en fermant la porte sans un bruit. Dehors, j’entendais rugir le tigre.

   Un jour, alors que je célébrais le troisième mètre de palissade bien solide, Aritz m’a appelée depuis les bois. J’ai jeté les branchages dans la précipitation : et si le tigre avait cédé à la faim ? J’ai couru, couru, couru à perdre haleine. Aritz se tenait là, dans la clairière pleine de bourgeons, les mains en coupe, les yeux brillants. Vivant. Il tenait dans le creux de sa paume la tête d’une jonquille. Je l’ai vu prendre son souffle comme pour m’appeler encore. J’ai coupé son élan.

   Je suis là.

   Il a levé les yeux, surpris, puis il a tendu la main. En ignorant l’agacement qui pointait face à cette fleur décapitée pour rien, j’ai saisi la corolle jaune comme un soleil et j’ai dit :

   Je n’en ai pas vu depuis des années, des comme ça.

   Cette jonquille entre mes doigts, c’était une vague contre ma palissade. Ça voulait dire qu’ici-même, sur cette île depuis des années essoufflée, un bulbe avait attendu. Dans le secret de l’humus, il avait germé, fleuri. Cette fleur me chuchotait que sous les plaines de sel patientaient des milliards de graines prêtes à dévorer la lumière pour offrir au monde un parapluie. L’île aussi en était pleine. Même assaillies par les vagues, même englouties, les graines attendraient le déluge, le désert, puis la pluie, pour se nourrir de mes restes ; et j’en étais honorée. Ça voulait dire qu’Aritz avait raison, qu’on pouvait peut-être habiter de nouveau sur le continent, que les forêts attendaient. J’ai levé les yeux vers lui. Et j’ai entendu quelque chose. Contre son front battait encore une autre vérité. Elle susurrait : « partout où j’irai, ça poussera. » Je crois que la jonquille venait nous dire que les barrières n’existaient pas, que le sel et les graines pouvaient se mélanger, comme les murs et la liberté, les rires et les larmes. Alors j’ai compris qu’Aritz m’avait appelée pour me tendre une dernière main. La fleur et lui me disaient : « Pour la vie. » Mais j’ai dit :

   Tu avais raison, Aritz. Et je penserai à toi lorsque tu partiras. Je penserai aux forêts et à ceux à qui tu donneras de nouveau un toit et des fruits. S’ils sont encore là, j’espère qu’ils vivront à nouveau, qu'ils vivront mieux, cette fois.

   Aritz a baissé la tête. Il pleurait. J’ai glissé la jonquille dans la bouche de sa guitare posée contre un arbre et j’ai regagné ma palissade. Quelque chose avait changé.

   J’entendais, au bord de chaque vague, dans l’éclatement des bulles d’écume, comme une voix. J’avais beau essayer de l’ignorer et de me concentrer sur la construction, elle insistait.

   Et ça disait à peu près :

le sable roule dans les creux, entre les bulles que crachent les poissons effrayés pour leur vie, affamés,

à l’ombre des filets enserrant les morts accrochés au relief des marées, des coraux, des éclats choc !

une bulle éclate.

d’hyposthénie en désespoir, ça chuinte la vie du plancton ; il erre pour noyer les charniers de surface et les arracheurs d’arches et d’échos.

pour choyer.

   Et ça continuait de grignoter la plage ainsi, par vagues de chuchotis. J’ai guetté malgré le coucher du soleil puis j’ai marché sur les traînées d’écume en écoutant.

   C’est là que je les ai vues. Les traces.

matière à cauchemar, la voilà qui sème sur sable trop chaud coquillages et patatam !

   Juste là, des empreintes de pieds nus. Je portais presque toujours mes chaussures trouées, Aritz ses lourdes bottes. Il y avait quelqu’un d’autre. Et j’ai suivi ses pas.

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